Macron nous fait (toujours) la guerre

Le capitalisme est rationnel. Du moins, il a sa rationalité propre : celle de l’accumulation (la croissance) pour elle-même, nourrie par le profit et l’investissement. Tout investissement doit être recouvert : un capitaliste qui a acheté un hangar et des machines pour en faire une usine, doit absolument employer une force de travail pour faire tourner cette usine, recouvrir ses coûts et faire du profit. Sinon les machines ne sont plus du capital mais un tas de ferraille qui attend la rouille, et le patron n’est plus un capitaliste mais un pauvre lascar criblé de dettes et traqué par les huissiers.

Que la marchandise qui sort de cette usine soit jugée « nécessaire » par la majorité d’entre nous, pandémie ou pas, n’a pas d’importance en soi : la rationalité des besoins humains n’est pas celle du capitalisme. La seule vraie nécessité, du point de vue du capitaliste, est que cette marchandise trouve preneur sur le marché à un prix lui permettant de récupérer un profit suffisant dont il réinvestira une partie. Car s’il ne le fait pas, un autre capitaliste va investir dans des machines nouvelles et plus performantes, baisser les prix de ses marchandises et virer notre brave entrepreneur du marché.

Ce despotisme impitoyable et impersonnel de la concurrence a permis au capitalisme de s’imposer comme le mode de production le plus dynamique qu’ait connue l’histoire, c’est ce qui a permis à la classe capitaliste d’être la première à révéler, en un temps record, ce dont est capable l’activité humaine, par l’augmentation inouïe de la productivité du travail et la relégation de toutes les autres considérations à l’arrière-plan. C’est aussi ce qui risque de mener l’humanité à sa perte. 

Lorsque la crise économique survient, il n’est plus question du partage des profits mais du partage des pertes. Mais la logique de la concurrence entre capitaux reste la même, elle se renforce encore, et « chacun cherche à ramener sa part [des pertes] au minimum et à grossir le plus possible celle des autres. La force et la ruse entrent en jeu et la concurrence devient une lutte entre des frères ennemis. L’antagonisme entre les intérêts de chaque capitaliste et de la classe capitaliste s’affirme alors de même que précédemment la concordance de ces intérêts était pratiquement réalisée par la concurrence1Marx, Le Capital Livre III https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-III/kmcap3_14.htm.. »

La coronacompét’ internationale

Les superlatifs manquent pour décrire l’ampleur de la récession qui touche les économies du monde entier depuis début mars. « On » aurait déjà perdu l’équivalent de toute l’économie japonaise (la troisième plus grande du monde), le ralentissement mondial serait le plus marqué depuis la guerre de 1939-1945, ou encore le PIB des Etats-Unis pourrait bien chuter de 12% d’ici la fin de l’année. La crise de 2008-2009, c’était les jours heureux2La pandémie a trouvé une économie affaiblie et vulnérable. Pour plus de détails sur l’état de l’économie et les mécanismes de la crise, voir https://www.autonomiedeclasse.org/economie-politique/retour-de-la-crise%e2%80%89-1-2/, https://www.autonomiedeclasse.org/economie-politique/retour-de-la-crise-2-2/.

Ces pertes, ce sont autant d’usines, de bureaux, d’entrepôts, etc, à l’arrêt, de marchandises qui ne sont plus produites, plus transportées et surtout plus vendues. Autant de capitalistes anxieux. N’en déplaise à nos moralistes de gauche, la soif de profit des patrons n’est pas le résultat de leur cupidité ou d’autres péchés cardinaux, mais d’une contrainte essentielle et concurrentielle. « Nos » capitalistes ne peuvent que raisonner de la manière suivante : « si nous ne reprenons pas le travail au plus vite, nos voisins le feront avant nous, vont amasser plus de profits, vont capturer nos marchés et nous n’aurons plus que nos yeux pour pleurer. »   

C’est pourquoi Boris Johnson parlait encore à la mi-mars de garder la Grande-Bretagne « open for business3https://www.ft.com/content/0475f450-654f-11ea-a6cd-df28cc3c6a68. », c’est pourquoi le gouvernement français a pendant longtemps minimisé le risque sanitaire, c’est pourquoi les psychopathes évangélistes qui servent de gouverneurs des états du Sud des USA évoquent ouvertement le « sacrifice des personnes âgées sur l’autel de l’économie ». C’est sans doute aussi l’une des raisons qui ont amené Macron à menacer Boris Johnson d’un embargo « sanitaire », afin de l’obliger à prendre des mesures similaires et donc à réduire l’avantage compétitif d’une Grande Bretagne « open for business » alors que le reste de l’Europe avait fermé boutique4https://www.liberation.fr/planete/2020/03/21/coronavirus-les-coulisses-du-bras-de-fer-entre-emmanuel-macron-et-boris-johnson_1782622..

Hospitalisations en unités de soin intensif dans les pays scandinaves. La Suède est le seul pays a avoir choisi la stratégie d’immunité de groupe. Mais cette stratégie fut le premier choix de toutes les classes dirigeantes.

L’Etat est là pour veiller aux intérêts des capitalistes : il exprime la volonté collective de la bourgeoisie nationale, de plus en plus concentrée et centralisée à la maison, et il la défend dans l’arène mondiale où la véritable concurrence a lieu. Ainsi les politiques douanières, les accords commerciaux, les luttes diplomatiques, mais aussi l’armement et la guerre, émanent de la logique économique du capitalisme dans sa phase impérialiste. Cette logique exige aussi la concentration de toutes les forces sociales de la nation dans l’intérêt de la classe dirigeante : c’est le temps du nationalisme et du racisme. 

C’est parce que la domination de classe est assurée et reproduite dans l’arène politique que l’Etat est lui-même politique, c’est-à-dire bien plus qu’un simple syndicat patronal ou corporatiste. Il est chargé des intérêts à long terme de la classe bourgeoise dans son ensemble, ce qui signifie qu’il doit, au niveau national, assurer par la carotte et le bâton, par le nationalisme et le racisme, la continuité et la reproduction de rapports sociaux de production qui sont par leur essence même antagonistes. C’est pourquoi les grandes offensives de la bourgeoisie sont menées par l’Etat, c’est pourquoi tous les mouvements émancipateurs de notre classe se heurtent objectivement à l’Etat, et c’est pourquoi la lutte de notre classe pour renverser le capitalisme n’est pas réductible à la lutte économique entre travailleur.e.s et patrons. 

Confinement de classe 

C’est donc en gardien des intérêts de la bourgeoisie que l’Etat réagit à la pandémie. Le danger abstrait et économiste serait d’une épidémie qui ferait tellement de victimes qu’il ne resterait à la bourgeoisie plus assez de monde à exploiter ou à faire consommer. Le danger concret et politique est que si l’Etat ne prend aucune mesure, la contestation et les rébellions qui s’en suivront désorganiseraient l’économie et pourraient aller jusqu’à remettre en cause le pouvoir. Il est donc contraint politiquement de se proclamer sauveur de la nation, il est obligé de faire quelque chose

L’Etat bourgeois a choisi le « confinement ». Comparée à « rien du tout », il fait peu de doute que cette mesure sanitaire moyenâgeuse a permis de sauver des vies et a ralenti la propagation de l’épidémie. Mais ce choix n’est pas arbitraire, il est déterminé par les intérêts bourgeois. C’est foncièrement une mesure de classe. Tout d’abord, il ne mobilise strictement aucune ressource économique privée ou étatique dans l’intérêt de l’endiguement sanitaire de la pandémie et du combat contre ses conséquences sociales, qui ne visent évidemment pas la bourgeoisie. Absolument rien n’a été fait pour protéger celleux qui ne peuvent pas s’arrêter de travailler, des hôpitaux aux EHPAD en passant par les supermarchés, la logistique et les transports. Ensuite, les malédictions sociales, justement, du confinement bourgeois seront peut-être plus dangereuses encore que la pandémie. Sans mentionner les pays du Sud, en Angleterre, selon le Financial Times, plus de 3 millions de personnes auraient faim à cause du confinement. Serions-nous miraculeusement immunisé.e.s contre ça en France ? Combien d’enfants de familles pauvres ne peuvent plus manger à la cantine ? Celleux qui avaient déjà faim le 15 du mois peuvent-iels se contenter du chômage partiel ? Et celleux qui travaillent au noir ? Combien de femmes sont confinées avec des hommes sexuellement, psychologiquement et physiquement violents ? Combien de personnes âgées se meurent dans un isolement et une solitude épouvantables ? L’effondrement des services sociaux dans les quartiers est-il sans conséquences5https://www.autonomiedeclasse.org/crise-politique/vu-de-marseille-crise-sanitaire-crise-sociale-comment-le-prix-du-confinement-est-paye-par-les-plus-domine%c2%b7es/. ? Ce ne sont pas simplement des éléments extérieurs, les défauts secondaires de mesures autrement raisonnables, ce sont au contraire les conséquences nécessaires d’une réponse de classe assumée. Ce confinement est tellement antisocial qu’il ne peut être que policier, donc violent, raciste et autoritaire. 

On ne compte déjà plus les violences policières depuis le début du confinement, de Béziers à Villepinte.

Parmi les mesures envisageables pour faire face au coronavirus, au vu des ressources techniques et productives disponibles en France, l’Etat a donc choisi la pire possible pour nous, sanitairement et socialement. Du point de vue de la bourgeoisie dans son ensemble, il a choisi la moins mauvaise. Le choc du confinement est certes brutal mais aucune ressource économique significative (pas même les « services publics » comme La Poste) n’a été détournée de son impératif capitaliste pour être redirigée dans un sens sanitaire ou social ; elles sont gelées, prêtes à être remises en route en étant débarrassées miraculeusement des libertés politiques, qui resteront, elles, confinées.   

Par la force du fait accompli, le confinement policier sous couvert d’union nationale devient le point de départ d’une nouvelle donne. La semaine passée, patronat industriel, ministres et éditorialistes ont proclamé le retour au travail – sans protection aucune. Macron a proclamé la prolongation du confinement. Un déconfinement à la carte : on doit sortir travailler, mais pas tenir de réunion syndicale, pas sortir pour vivre, pour échanger, et surtout pas pour s’organiser ou manifester. Qui dit mieux ? 

Le jour d’après ? 

“Mais quand tout cela sera fini, la colère contre le gouvernement sera telle que le soulèvement aura lieu de manière automatique. Quand messieurs Macron, Castaner et Lallement nous autoriseront à sortir, alors nous leur ferons la révolution. Mais en attendant, #restezchezvous !”

Nous ne pouvons pas nous contenter de ces vœux pieux. Certes, la pandémie révèle au grand jour que ce qui fait tourner le système capitaliste va à l’encontre de la vie et du bien-être de l’immense majorité de l’humanité. Toutes les misères et les violences du système sont magnifiées depuis un mois. Mais est-ce qu’il s’ensuit que la révolte est inévitable ? 

Car ce système dont les effets sont exacerbés est aussi celui qui nous aliène, qui nous divise et nous opprime ; qui nous fait penser que nous ne sommes rien, que nous sommes impuissant.e.s individuellement et surtout collectivement. C’est le système du désespoir. 

La période du confinement n’est pas simplement une parenthèse durant laquelle la colère monte, et dont nous ressortirons forcément avec plus de nombre et de détermination pour « reprendre » la lutte des classes. Le confinement est aussi une période propice aux dépressions, au désespoir, au manque de confiance et à la division, à toutes les malédictions du capitalisme. Pour celleux qui acceptent le confinement policier comme un moindre mal, comme l’Etat ne fait rien de sérieux pour protéger nos vies, il ne reste plus que l’invective du « restez chez vous », de ce que Macron appelle le « devoir civique » mais que nous appelons division et individualisation. 

Les violences policières, l’insalubrité des logements, la pauvreté et même la faim sont autant de facteurs qui rendent des soulèvements dans les quartiers populaires contre le confinement aussi envisageables qu’une révolte généralisée pour construire « le nouveau monde » à la fin du confinement. Que ferons-nous alors, si nous nous sommes désarmé.e.s politiquement en acceptant que le confinement est un moindre mal, en acceptant qu’il correspond, malgré des défauts secondaires, des défauts de mise en œuvre, à « l’intérêt général » ? Comment répondrons-nous aux fascistes, à la police et à leurs commis médiatiques qui accuseront les noir.e.s et les arabes de répandre le virus ?  

Quelle est la situation dans les secteurs qui ont joué un rôle central dans le dernier grand mouvement de notre classe ? A la RATP par exemple, où le travail se fait sans protection sérieuse, la peur de la contamination peut-elle être dirigée contre le gouvernement en l’absence de mobilisation et d’organisation ? Ou alors trouvera-t-elle une voie de moindre résistance en se tournant contre tel ou telle collègue « irresponsable » ou contre les usagèr.e.s qui sont des « vecteurs de transmission » ? Même chose à la SNCF, à la Poste et bien évidemment à l’hôpital.

Toutes ces questions concrètes qui sont celles de la démoralisation ou pas de notre classe se décident maintenant, dans la période du confinement, pas après. 

Pas de parenthèse

Cela fait plusieurs années que la société se polarise. Le système est de plus en plus contesté à sa gauche, notre classe s’organise de plus en plus, lutte de plus en plus. L’État, de son côté, se durcit dans la répression, le nationalisme et le racisme, la police se radicalise, a plus de pouvoirs et plus de moyens. Et l’hypothèse fasciste n’est pas bien loin6Sujet traité dans le bulletin A2C n°13, qui sort à la mi-avril.. Ces deux tendances, vers la gauche et vers la droite, se nourrissent l’une l’autre et font partie d’un tout, la trajectoire du Capital. La période si particulière et inédite du confinement n’est pas une parenthèse mais une accélération de la crise, de la lutte entre la politique de l’espoir et celle du désespoir ; rien n’est suspendu « en attendant que tout ça soit fini ». 

Et tout ça ne va pas finir d’un coup ; il est clair qu’on se dirige vers un déconfinement à géométrie variable, un déconfinement pour les profits et uniquement pour les profits, qui non seulement ne réduit pas les souffrances causées par le confinement actuel, mais y ajoute une bonne dose de risque sanitaire.  Les luttes physiques s’imposeront à nous bien avant la fin du confinement. Dans les usines et les entrepôts de logistique, elles ont déjà commencé et pourraient bien se multiplier puisque d’ici la fin du mois d’avril, tous ces lieux auront rouvert. Dans les écoles, on demandera aux instits de garder les enfants de celleux qui sont obligé.e.s d’aller travailler – les grèves dans le secteur vont-elles reprendre ? Quid des salarié.e.s des grandes chaînes de fast-food qui veulent rouvrir ? 

Que les luttes soient provoquées par le déconfinement partiel et sans protections comme on le voit tous les jours sur des lieux de travail, ou par le confinement policier lui-même comme dans le cas des travailleur.e.s sans-papiers (qui sont confiné.e.s dans des conditions dangereuses dans les foyers et traqué.e.s par la police lorsqu’iels en sortent), elles sont de fait dirigées contre l’Etat et sa gestion bourgeoise de la pandémie. Le pire pour notre camp serait d’opposer politiquement ces luttes entre elles, alors qu’elles sont objectivement guidées par les intérêts sanitaires de notre classe. 

Conditions de vie des Baras, travailleurs sans-papier Montreuillois, à l’heure du Covid-19

C’est que l’absence totale de mesures actives et sérieuses contre la pandémie et le confinement policier qui est imposé sont deux faces d’une même pièce : la gestion par et pour la bourgeoisie des suites de la crise.

Les luttes physiques contre la gestion de la pandémie se sont déjà imposées dans les hôpitaux, les usines et autres lieux de travail. Elles sont inévitables, c’est un fait, et le déconfinement bourgeois annoncé ne va que les renforcer et les multiplier. Elles pourraient bien encourager des secteurs sous-organisés de notre classe à se mettre à lutter collectivement pour la première fois, ne serait-ce que pour un droit de retrait. Pendant ce temps, que feront les militant.e.s anticapitalistes et révolutionnaires, les militant.e.s des syndicats ? Est-il envisageable de soutenir effectivement ces luttes sans sortir, sans organiser, sans discuter ? De les laisser seul.e.s face aux flics, aux patrons et peut-être aux fascistes ? Pourquoi alors est-ce que nous militons ? Il s’impose à nous de briser ce plafond de verre du confinement policier, de le rejeter politiquement et dans la pratique, sans que cela nous oblige à prendre de risques sanitaires inutiles. 

A A2C nous avons fait le choix collectif de nous engager dans des luttes physiques, de débattre et de convaincre que rien ne peut être suspendu puisque nos ennemis luttent de plus belle. Nous sommes heureusement loin d’être les seul.e.s à le faire, sur les lieux de travail, dans les quartiers, etc, beaucoup de personnes luttent, parfois en silence.  

Il faut absolument continuer ce que nous faisons, et faire plus. Convaincre qu’il faut sortir, car nous ne sommes pas si isolé.e.s que ça ; créer des liens avec celleux qui luttent déjà. Convaincre que c’est maintenant, dans la rue, dans les entreprises et sur les lieux de travail, que le rapport de force post-confinement doit se construire, sinon on risque de découvrir que la fameuse explosion attendue à la sortie du confinement n’était qu’un pétard mouillé de plus.  

Jad Bouharoun