La fin pathétique d’Assad et les possibilités pour le futur
Le 8 décembre 2024, la dictature d’al-Assad est tombée lorsque les rebelles d’Idlib ont pris Damas au bout d’une campagne militaire éclair. L’armée a abandonné position après position, ville après ville sans même faire semblant d’opposer une résistance. Après plus d’un demi-siècle de domination de la Syrie, Bachar al-Assad n’a trouvé personne pour défendre son régime.
Tout.e révolutionnaire, tout.e anti-impérialiste digne de ce nom doit se réjouir de la fin de cette dictature capitaliste brutale, qui exploite cyniquement la cause palestinienne tout en ayant tué et emprisonné des dizaines de milliers de militant.e.s de gauche, islamistes et syndicalistes, syrien.ne.s et palestinien.ne.s.
La fin pathétique d’Assad est un camouflet évident pour la Russie et l’Iran, mais aussi une condamnation sans appel de la stratégie du Hezbollah. Convaincu que la résistance avait un besoin vital d’une alliance avec le régime, le Hezbollah a envoyé des milliers de ses combattants pour défendre Assad dans la guerre qu’il a menée contre le peuple syrien. Mais l’histoire des luttes anticoloniales et les événements des derniers mois en Palestine et au Liban montrent que la véritable force de la résistance ne vient pas du soutien d’États oppressifs, mais de la solidarité et de l’esprit de sacrifice qui animent les peuples en lutte.
Si le Hezbollah sera sans doute affaibli militairement à court terme, l’ouverture des possibilités de luttes populaires en Syrie pourrait constituer une victoire historique pour tous les peuples de la région qui ont intérêt à démanteler le système de rivalités impérialistes dont Israël constitue la base avancée.
En effet, si le régime syrien affichait un soutien de façade à la cause palestinienne, il constituait en réalité un gage de stabilité pour l’entité coloniale sioniste. C’est son intervention militaire en 1976 aux côtés de la droite qui a empêché la gauche libanaise et palestinienne de prendre le pouvoir au Liban. Non content d’opprimer son propre peuple, sa répression brutale des militant.e.s et du peuple palestinien.ne.s sur le territoire syrien a culminé dans le siège infâme du camp de Yarmouk en 2014 qui a déplacé des dizaines de milliers de Palestinien.ne.s par les bombes et la famine. Enfin, l’armée du régime n’a pas tiré une balle sur Israël pour tenter de récupérer le Golan annexé depuis 1973.
Israël en est conscient, et si Netanyahu se réjouit publiquement de la chute d’un allié de l’Iran, il regarde les événements syriens d’un œil inquiet. Son armée a repris les positions abandonnées par l’armée syrienne et mène une énorme campagne de bombardements depuis le 8 décembre pour détruire les stocks d’armes de l’armée de Bachar al-Assad, par peur qu’elles ne tombent entre des mains moins raisonnables que celles du régime.
Prise de pouvoir des rebelles sur un régime affaibli par la révolution de 2011
La coalition rebelle menée par les islamistes de Hay’at Tahrir al Cham (HTC, Organisation de libération du Levant) et soutenue par la Turquie, est tombée sur un pouvoir ossifié qui ne contrôlait la majeure partie du territoire syrien uniquement grâce à l’aide de la Russie, de l’Iran et de ses alliés. La Syrie est ouverte aux quatre vents des interventions directes et indirectes par les puissances régionales et mondiales, et est divisée en zones d’influences de différentes organisations armées. Cette situation de fragilité du régime trouve ses racines dans la guerre déclenchée par le régime contre le soulèvement populaire de 2011, dans le sillage des révolutions tunisienne et égyptienne.
Si ce n’est pas un soulèvement populaire qui a donné le coup de grâce au régime syrien, c’est bien la révolution de 2011 qui a affaibli le régime et créé les conditions de sa chute.
La révolution de 2011 se déclenche contre la répression et la hagra quotidiennes, alors que les inégalités et la pauvreté extrême avaient fortement augmenté dans les années précédentes. Une grande partie du peuple syrien, ayant vu les révolutionnaires en Tunisie et en Egypte renverser des dictateurs installés depuis des décennies, s’engage contre le régime de Bachar al-Assad. Mais contrairement aux Tunisien.ne.s et aux Egyptien.ne.s, les Syrien.ne.s partaient presque de zéro : ils et elles n’ont pas pu bénéficier de réseaux et d’expériences militantes établies dans les années précédentes, durant lesquelles des mouvements étudiants, syndicaux et politiques s’étaient développés en Tunisie et en Egypte. Il s’agit d’un élément important qui explique le développement particulier de la révolution syrienne.
En 2010-2011, les soulèvements en Tunisie et en Egypte ont rapidement pris les grandes villes et lancé de fait des grèves générales, paralysant les régimes et limitant leur capacité à réprimer et à diviser.
La révolution en Syrie s’est développée plus lentement et de manière plus éparse.
Révolution syrienne : du soulèvement de masse à la lutte des groupes armés.
Le régime a pu déployer une stratégie d’écrasement de la révolte foyer par foyer. Mais quand des soldats refusent de tirer sur le peuple et se rangent de son côté, ils forment des groupes armés locaux qui essaient de libérer des quartiers et des territoires. Le régime réagit en se retirant de certaines localités pour les dévaster par des sièges et des bombardements. Cette politique de la terre brûlée a pour double effet d’accélérer la militarisation de la révolution et de faire reculer les possibilités d’auto-organisation populaire, et donc de contrôle politique des groupes armés par le reste du mouvement.
Les groupes armés, pour la plupart formés de révolutionnaires, croyaient sincèrement faire avancer la révolution, mais la guerre finit par imposer sa propre logique. Pour s’armer et espérer avoir une chance de se défendre face au régime, ils se tournent vers des donateurs de puissances régionales comme l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, le Qatar ou encore la Turquie. Ces derniers y voient une opportunité de faire avancer leurs intérêts, et par les financements sélectifs, des batailles fratricides et des regroupements, ce sont les organisations djihadistes, dont les dirigeants ne partagent pas les objectifs de la révolution syrienne, qui finissent par dominer. Après être passée par de nombreuses transformations, une de ces organisations devint HTC, la principale force de la coalition d’Idlib et le fer de lance de l’offensive décisive contre le régime de ces derniers jours.
Le régime a donc réussi à écraser le soulèvement populaire au prix de la destruction du tissu social de la Syrie, dévastant des quartiers et des villes entières. Il en est ressorti avec une armée sclérosée, composée d’engagés de force, et une dépendance totale envers l’Iran et la Russie pour sa survie. Il finit par s’effondrer comme un château de cartes face à une organisation qu’il avait lui-même contribué à créer en écrasant la révolution.
De par son idéologie et son organisation, HTC n’a rien à voir avec la révolution syrienne de 2011. Si elle a modéré son discours et ses pratiques ces dernières années, elle reste une organisation militaire, islamiste et conservatrice qui n’a pas hésité à réprimer des mouvements populaires dans la province d’Idlib qu’elle a longtemps contrôlée.
La situation peut sembler comme une victoire pour la Turquie, dont l’objectif principal reste d’empêcher l’émancipation du peuple kurde des deux côtés de la frontière. Mais un tel constat serait trop hâtif : d’abord, parce qu’il sous-estime le caractère syrien des HTC et des autres organisations, certes soutenues par la Turquie mais qui ont leurs propres bases et leurs propres motivations. Ensuite, et plus fondamentalement, la chute spectaculaire du régime illustre l’instabilité au niveau régional, mais aussi et surtout social et politique en Syrie. La dynamique du terrain ne peut être pilotée à volonté depuis Ankara, Washington ou Téhéran.
Avec la chute d’Assad, le peuple kurde voit lui aussi un de ses grands oppresseurs mordre la poussière et c’est en soi une bonne nouvelle. Mais le peuple kurde ne pourra jamais s’émanciper derrière le dos du reste de la société. La stratégie actuelle de ses organisations qui consiste à se trouver un allié parmi telle ou telle puissance impérialiste ne lui permet que de construire des îlots précaires dont il ne contrôle pas le destin. Des alliances plus prometteuses seraient à trouver avec les peuples de la région dans une dynamique révolutionnaire qui viendrait remettre en cause les entités créées par le colonialisme et l’impérialisme.
Face à la chute du pouvoir d’Assad, l’espoir est dans les mobilisations populaires
Les événements des deux dernières semaines ne s’inscrivent donc pas dans la continuité d’un processus révolutionnaire qui est défait depuis longtemps. Mais c’est bien la révolution populaire de 2011 qui est à l’origine de la fragilisation du régime, et ce dernier ne s’en est jamais remis.
Par contre, les groupes armés qui ont fait chuter le régime ne représentent plus depuis longtemps la révolution syrienne. Les groupes armés, sans alternative politique menée par les peuples syriens eux-mêmes, pourraient précipiter le sort des Syrien.ne.s vers une nouvelle forme de domination politique et économique.
Mais l’effondrement du régime réveille également de grands espoirs et de grandes attentes. Les scènes de liesse populaire, d’unité affichée entre Syrien.ne.s de différentes confessions sous les slogans des premiers jours de la révolution, les prises d’assaut des prisons pour libérer des dizaines de milliers de prisonnier.e.s – et de militant.e.s – ne sont pas anecdotiques. Elles signalent la possibilité du retour de la solidarité et de la politique par en-bas, seule porteuse de véritable espoir d’émancipation pour tous les peuples de Syrie et de la région.