En plein milieu des grèves sur les retraites de 2019-2020, il s’est passé un des moments les plus jubilatoires des luttes de ces dernières années, lorsque Sibyle Veil, la présidente de Radio France a essayé de présenter ses vœux de bonne année au personnel. À peine son discours commencé, les membres de la chorale de Radio France, présent·es dans l’auditorium et en grève aussi contre la tentative de la supprimer, se sont tou·te·s levé·es pour entonner un morceau d’un opéra de Verdi… « Le chœur des esclaves ». Pendant quinze longues minutes, les grévistes ont continué à se moquer de Veil, montant sur la scène avec des pancartes et un jeu de frisbee (!) autour d’une Sibyle Veil complètement désarçonnée et impuissante et qui finit par abandonner la partie. Allez voir la vidéo pour (re)savourer la scène1https://www.youtube.com/watch?v=3Qf38heMuD4.
Les Cahiers d’A2C #09 – Septembre 2023
Si nous commençons par cet exemple c’est pour deux raisons. D’abord, comme dans tout grand mouvement de grève, où les rapports de forces s’inversent, nous avons ici un petit aperçu de notre pouvoir et de leur impuissance… et de ce qui serait possible demain à l’échelle de la société toute entière. D’autre part, lorsque nous parlons de pouvoir « ouvrier », il ne s’agit pas de la vieille classe ouvrière industrielle, aujourd’hui minoritaire. Nous parlons d’une nouvelle classe ouvrière, de salarié·es exploité·es, de l’industrie toujours mais aussi des services, qui ont tout aussi peu de contrôle sur leurs conditions de travail, leur salaire, etc.
Pris·es ensemble, iels représentent plus de 80 % de la population. La classe capitaliste représente moins d’un pour cent. Notre exemple de Radio France est typique de cette nouvelle configuration. Sibyle Veil, membre de la même promotion que Macron à l’ENA et nommée pour appliquer les coupes budgétaires et faire régner l’ordre, fait face ici à un ensemble de salarié·es — journalistes, technicien·nes, administratif·ives, etc. qui produisent toutes les richesses, ici culturelles.
Comment aller plus loin ?
Après ces brefs moments de liberté et de pouvoir, la fin de la lutte signifie le retour à la « normale » où le patronat reprend le contrôle. Mais si on allait plus loin et si on en finissait avec Macron et son monde ? Au centre de ce débat se trouve la question du pouvoir. Car si nous commencions à étendre notre pouvoir sur l’ensemble de la société, comment empêcher les capitalistes de le reprendre ? Mais il y a aussi la question du pouvoir de décider collectivement comment nous voulons réorganiser tous les aspects de la société. Quoi produire ? Quelle durée du temps de travail ? Quel temps pour discuter ? Pour décider ? Quelle place pour les loisirs, la culture ? Et tant d’autres questions…
Quelle stratégie pour y arriver ?
Les révolutionnaires ne sont pas les seul·es à envisager une société débarrassée des injustices et des oppressions. LFI comme les écologistes, par exemple, en parlent dans leurs programmes. Mais s’agit-il de la même chose ? D’une part, au cœur de la stratégie réformiste se trouve l’idée qu’avec une majorité parlementaire on pourrait, par une série de réformes, instaurer graduellement une société plus juste. Pourtant, l’histoire nous a montré trop de fois que la classe capitaliste ne se laissera jamais déposséder de ses richesses ni de son pouvoir sans la résistance la plus féroce.
D’autre part, il y a la question du but. Une des premières militantes à en parler était la révolutionnaire polonaise/allemande Rosa Luxembourg qui, au début du siècle dernier, a argumenté que le réformisme n’était pas simplement un chemin plus calme, plus tranquille vers le même but mais vers un but différent. Soixante ans plus tard, le révolutionnaire étatsunien, Hal Draper, est revenu sur cette idée dans une brochure magistrale Les deux âmes du socialisme2https://www.marxists.org/francais/draper/1966/deuxames/index.htm, où avec une série d’exemples historiques il analyse la différence totale entre le « socialisme par en haut » et le « socialisme par en bas ». Reprenant la formule de Karl Marx, « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », il démontre que l’auto-émancipation de la classe ouvrière doit être au centre de tout projet socialiste authentique.
Les exemples de l’histoire
Alors à quoi ressemblerait le pouvoir d’une classe ouvrière qui s’émancipe ? Pour Marx, Draper et d’autres révolutionnaires depuis, la réponse ne sort pas de la tête d’un penseur génial mais de la pratique des masses révolutionnaires elles-mêmes. Au cours des 150 dernières années, nous avons vu des dizaines de moments où la classe ouvrière a fait trembler ses exploiteurs avec une démonstration de son pouvoir. Un des exemples les plus éclairants est celui de la Révolution russe et cela pour deux raisons.
D’abord parce qu’en 1917 c’est là où le processus est allé le plus loin. Les travailleur·euses russes n’ont pas seulement fait peur et arraché des concessions mais ont pris le pouvoir et ont commencé à reconstruire la société dans l’intérêt de l’immense majorité. Deuxièmement, c’est la première fois — d’abord dans la révolution de 1905 — que des formes spécifiques de pouvoir ouvrier émergent, c’est-à-dire, les conseils, ou pour utiliser le terme en russe, les soviets.
La Révolution russe de 1905
Au milieu d’un pays en pleine ébullition, avec des mouvements insurrectionnels à la campagne et des grèves ouvrières massives dans les villes, c’est le 13 octobre à Saint-Pétersbourg qu’a lieu la première réunion du soviet avec seulement 43 délégué·es. À l’origine, le soviet a la fonction d’un comité de grève et d’une seule entreprise mais très rapidement il va plus loin, regroupant des délégué·es de plusieurs entreprises en grève. Chose nouvelle, il pose non seulement des revendications économiques mais également politiques comme la formation d’une Assemblée constituante ou le suffrage universel. Quatre semaines plus tard, ce ne sont pas 43 mais 562 délégué·es, représentant 200 000 travailleur·euses qui se réunissent. Au-delà de l’organisation et de l’extension de la grève, le soviet s’occupe maintenant de la distribution de la nourriture et de l’énergie. Il sort un journal et lorsque les antisémites commencent à organiser des pogroms contre les Juif·ves, le soviet organise des milices ouvrières pour patrouiller les rues.
Le chef de la police secrète a écrit à l’époque : « Le Soviet se comporte comme un second gouvernement ». C’était effectivement un pouvoir alternatif, ce qu’on a décrit par la suite comme une situation de double pouvoir. Car le pouvoir tsariste était toujours en place. Les deux ne pouvaient pas continuer à exister côte à côte éternellement. La situation devait basculer d’un côté ou de l’autre — la révolution ou la réaction et la contre-révolution. Cette fois-ci, par la répression et l’usure, le régime finit par reprendre la main et la révolution est défaite.
Et en 1917
Douze ans plus tard, en 1917, une nouvelle crise révolutionnaire éclate mais cette fois-ci avec la mémoire des expériences de 1905 encore fraîche dans la tête de millions de personnes. L’idée des soviets est spontanément reprise, pas simplement dans les usines mais aussi dans les quartiers, dans l’armée et chez les paysan·nes. Là où en 1905 les délégué·es venaient de quelques villes, cette fois-ci c’est de l’ensemble de la Russie. Par exemple le 3 juin le premier congrès panrusse (de toute la Russie donc) représente 20 millions de personnes. Comme en 1905, une situation de double pouvoir s’installe mais de façon bien plus avancée. Le gouvernement ne peut pratiquement rien faire sans l’accord du Soviet, y compris dans l’armée. Après l’abdication du Tsar, la situation évolue à une vitesse incroyable. Des centaines de milliers, et à la fin des millions de personnes dans les soviets représentées par leurs délégué·es sont confrontées à des choix, des votes, des actions…et des batailles politiques intenses sur les différentes stratégies à mener. Dans les soviets les positions sur ces questions évoluent d’autant plus qu’il y a régulièrement des élections où les délégué·es sont renouvelé·es. De multiples récits et analyses passionnants en témoignent3John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde – Léon Trotsky, Russie 1905 et Bilan et Perspectives – Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe – Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir. La situation intenable de double pouvoir finit par se dénouer en octobre par une insurrection, par le renversement du pouvoir bourgeois et la mise en place d’un gouvernement des soviets.
Un pouvoir radicalement différent
Mais ce nouveau pouvoir ouvrier était totalement différent des gouvernements de gauche qui ont pu être élus au cours du 20e siècle dans le cadre d’institutions parlementaires. D’abord, les révolutionnaires avaient anticipé la résistance des capitalistes qui ne s’est pas faite attendre. Toutes les forces réactionnaires du pays se sont regroupées pour créer des « armées blanches » pour mener une guerre civile. Et avec une vraie solidarité de classe… capitaliste, 14 armées étrangères, dont la France, ont envahi la Russie pour ramener leurs frères de classe au pouvoir et pour couper court à une contagion potentiellement très dangereuse pour eux-mêmes. Mais en face elles ont trouvé une armée rouge avec des centaines de milliers d’ouvrier·es et de paysan·nes galvanisé·es par la révolution qui au bout de trois années ont pu remporter la victoire.
Deuxièmement, en très peu de temps, parfois dès les premiers jours, le nouveau pouvoir a passé des décrets qui mettaient en pratique l’essentiel des promesses de la révolution : sur le contrôle ouvrier des entreprises, sur l’arrêt unilatéral des combats et la fin de la guerre, sur la confiscation des immenses propriétés agricoles et leur redistribution aux paysan·nes, la liberté de culte, les droits des femmes et des homosexuel·les, l’éducation, la culture. Aucune place ici pour détailler mais les mesures étaient souvent des décennies en avance sur la situation dans les pays capitalistes les plus avancés et pour certaines d’entre elles ne sont toujours pas réalisées. Enfin, troisièmement, le gouvernement était parfaitement conscient que les décrets seuls ne suffiraient pas sans l’activité consciente de millions de personnes pour les faire vivre. Peu après l’insurrection, Lénine disait : « Le socialisme ne peut être décrété par en haut. Son esprit rejette l’approche mécanique, bureaucratique. Le socialisme vivant et créatif est le produit des masses elles-mêmes… Les décrets sont des instructions qui appellent aux travaux pratiques sur une échelle de masse. »
De multiples exemples
Contrairement à ce qu’on prétend souvent, la Révolution russe n’était pas une aberration, un événement unique. Au cours du 20e siècle, il y a eu des dizaines de moments de pouvoir « ouvrier » de grande ampleur et des révolutions avec des situations de double pouvoir. La seule différence avec 1917 était que malheureusement elles n’ont pas débouché sur des victoires même s’il a parfois failli de peu. Lisez les témoignages sur la Révolution allemande de 19184Chris Harman, La Révolution allemande, la Révolution espagnole de 19365George Orwell, Hommage à la Catalogne, la Hongrie en 1956, le Portugal en 1974-1975. À chaque fois les mouvements de protestations et de grève ont retrouvé des formes similaires d’organisation en conseils. Au Chili en 1973 on les appelait des « cordons industriels », en Iran en 1979, des « shoras ». Puis encore plus récemment, en 2011, pendant les révolutions du Printemps arabe nous avons vu apparaître les assemblées sur les places occupées, comme en Égypte, avec l’immense ruche qu’était la place Tahrir. C’est là où réside notre force et notre pouvoir, notre pouvoir de faire trembler les exploiteurs et un jour de les renverser.
Et une pratique qui en découle…
Cette question du pouvoir ouvrier est cruciale car elle nous ramène au débat sur les buts et les moyens et au sens à donner à notre activité militante, au type d’organisations que nous construisons, associatives, syndicales, politiques. Si on pense que c’est par les élections qu’on pourra changer le monde, avec des dirigeant·es bien formé·es, alors l’essentiel de l’activité militante sera dirigée dans ce sens. Si, au contraire, on est convaincu que ce n’est que par une révolution et la prise en main de la société par l’ensemble des exploité·es et opprimé·es elles et eux-mêmes, alors tout le travail au quotidien sera consacré au développement des expériences collectives de résistance les plus larges au système dans tous les domaines. Cela ne nous intéresse pas de créer un parti en dehors du mouvement qui, le moment venu, se présentera comme « débouché politique ». Le débouché politique sera le mouvement lui-même, conscient et riche de ses expériences et débats.
Aujourd’hui, nous avons besoin d’expériences qui font vivre la perspective du socialisme par en bas, des expériences et des débats qui seront différents de celles du passé. Mais les expériences du passé et la manière dont les révolutionnaires les ont abordées peuvent être d’une énorme inspiration pour nos activités d’aujourd’hui et pour les tâches qui nous attendent demain.
Ross Harrold, Paris 20e
Notes
↑1 | https://www.youtube.com/watch?v=3Qf38heMuD4 |
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↑2 | https://www.marxists.org/francais/draper/1966/deuxames/index.htm |
↑3 | John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde – Léon Trotsky, Russie 1905 et Bilan et Perspectives – Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe – Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir |
↑4 | Chris Harman, La Révolution allemande |
↑5 | George Orwell, Hommage à la Catalogne |