Faut-il un parti pour faire la révolution ?

Dans les milieux militants radicaux — chez les personnes convaincues de la nécessité de faire table rase et qui se mettent régulièrement en jeu afin d’y parvenir — la question de l’organisation révolutionnaire ne séduit pas toujours. Pire : le terme « parti » gêne, déplaît, répugne parfois.

Les Cahiers d’A2C #12 – MARS 2024

Cette méfiance, si elle participe souvent d’une déconsidération générale des thèses marxistes, est aussi historiquement fondée et actuellement justifiable. Déni du caractère politique d’assemblées de lutte, prises de pouvoir au sein d’elles, opportunisme, ouvriérisme, autoritarisme, beaucoup de blabla, peu de pratique : lorsqu’on milite sincèrement pour le camp progressiste, on n’approuve pas forcément les pratiques dégueulasses qui furent et qui sont celles de nombreux partis staliniens et trotskistes. Ces expériences malheureuses au contact de l’avant-garde autoproclamée sont réelles mais se traduisent par un rejet général de tout parti.

Cette défiance est doublée d’une théorie critique : à en croire certain·es, le parti serait presque de nature contre-révolutionnaire. Ainsi, l’organisation serait vouée à la dégénérescence bureaucratique : et voici qu’on perd les anti-­autoritaires. « La révolution ne s’organise pas ! », clament les spontanéistes, « Il suffit d’une étincelle ! » renchérissent les insurrectos. En fait, l’organisation séparée des révolutionnaires mènerait inévitablement au substitutisme : lors de l’insurrection, elle ne saurait s’accrocher au mouvement spontané des masses et finirait par s’y substituer, et imposer sa vision des choses.

Enfin, pour certain·es anarchistes pur·es et dur·es, le parti révolutionnaire, aussi massif soit-il, serait la préfiguration d’un futur État et doit donc être combattu au même titre que les partis de gouvernements bourgeois.

Apparaît pourtant une contradiction. Si, pour résumer grossièrement, l’organisation des révolutionnaires — un cadre spécifique permettant de se réunir, s’écouter, débattre et définir une stratégie collective pour gagner — ne peut mener à la révolution, alors… pourquoi s’organiser tout court ? Car tou·tes les révolutionnaires sont organisé·es quelque part : travailleur·euses syndiqué·es, autonomes ou groupes affinitaires intervenant en cadres plus larges…

Lorsqu’il est question de construire un rapport de force face à l’État afin d’obtenir le retrait d’une loi, on s’organise massivement, on espère bien gagner et ça ne dérange personne. Lorsqu’on milite dans une assemblée locale, on est 30 à tout casser et, si on se pose la question de la représentativité, elle ne nous retranche pas dans l’inaction pour autant. Mais lorsqu’une organisation est assez ambitieuse pour se poser concrètement la question de la révolution, elle serait à fuir au risque de perdre sa pureté militante ?

Ce « deux poids deux mesures » défaitiste n’est pas satisfaisant. Donc cet article se veut une contribution à la question de l’organisation des révolutionnaires pour la révolution. Nous croyons que cette question est légitime, parce que notre objectif — changer le monde — est ambitieux et qu’il mérite qu’on tourne le problème dans tous les sens pour y arriver. Par le passé déjà, de nombreux·ses camarades révolutionnaires, qu’iels soient marxistes ou anarchistes, ont tenté de s’organiser collectivement pour le réaliser. Et aujourd’hui, à l’heure de la radicalisation de la classe dirigeante, alors que la trajectoire du capital nous mène tout droit à la guerre impérialiste, au fascisme et à la catastrophe climatique, la révolution, ça urge.

Quelle révolution ?

La manière de s’organiser dépend de l’objectif. Qu’entendons-nous par révolution ? C’est d’abord une question de pouvoir. Aujourd’hui, il est dans les mains de la classe dirigeante qui en fait un peu n’importe quoi. Nous voulons reprendre ce pouvoir ? Posons-nous la question : mais d’où le tirent-ils ? Chaussons nos lunettes marxistes.

Le socle de la grille d’analyse marxiste des sociétés c’est le matérialisme. C’est la théorie que « la production d’abord, et ensuite l’échange des produits, forment la base de tout ordre social. Ces deux facteurs déterminent, dans toute société donnée, la distribution des richesses, et par conséquent la formation et la hiérarchie des classes qui la composent. […] L’ordre social actuel est la création de la classe actuellement dirigeante, la bourgeoisie »1.

Le mode de production qui détermine notre ordre social, c’est le capitalisme : la propriété privée des moyens de production, qui permet au propriétaire d’en tirer du profit. Sauf que, le profit, ça ne s’invente pas, et un moyen de production, ça ne produit pas tout seul. C’est là qu’intervient la classe antagoniste de la bourgeoisie : le prolétariat. Le prolétariat, c’est la classe qui ne possède rien, la classe de celleux qui n’ont d’autre choix pour subvenir à leurs besoins que de travailler, c’est en fait l’imposante majorité de la population.

Mais le salaire que le prolétariat obtient contre sa force de travail est forcément en deçà de la valeur réelle du travail global fourni, car sinon, d’où la bourgeoisie tirerait-elle son profit ? Il y a rapport d’exploit·e à exploiteur·se. Or la classe dirigeante est largement minoritaire. Il lui faut donc se doter d’une organisation incroyablement forte pour mater la classe exploitée : l’État, sa loi, sa flicaille, ses prisons.

La hiérarchie sociale ne s’arrête cependant pas aux rapports de classes, et la nôtre est loin d’être uniforme. Le patriarcat, le racisme l’impactent, la divisent et elle en sort traversée par de profonds rapports de domination et d’oppression. L’analyse matérialiste s’applique aussi à ces rapports de pouvoir : « la subordination sociale est un produit de l’histoire qui s’enracine dans une organisation spécifique du travail »2.

Le capitalisme a ainsi subsumé le patriarcat millénaire en une division genrée entre travail productif et reproductif. Quant au racisme contemporain, il s’est développé en tant que justification de l’esclavage et de la colonisation, pivots du processus d’accumulation primitive.

Il a été développé, à partir de cette analyse matérialiste, une seconde théorie : la lutte des classes serait le moteur de l’histoire.

Dans toute société, il y a eu des classes antagonistes selon leur rapport aux modes de production. Parfois, les contradictions internes de ces modes de production débouchent sur des crises économiques qui se muent ensuite en crise politique. C’est l’occasion pour une nouvelle classe d’affirmer sa domination, d’organiser la société à son image : c’est une révolution. Aujourd’hui, les crises économiques sont fréquentes : elles sont le fruit de contradictions fondamentales du système, telle la baisse tendancielle du taux de profit3.

Ces crises économiques se muent aussi en crises politiques, ce sont les attaques des États sur nos acquis sociaux et les guerres impérialistes. Et nos résistances : la colère face à la destruction forcée de notre environnement au profit de quelques-uns, des syndicalistes qui stoppent leur production pour empêcher leurs patrons d’envoyer des armes à Israël, les mobilisations et les grèves des sans-papiers contre leur exploitation sans limite.

Aujourd’hui, la révolution consiste pour la classe des travailleur·euses à surfer sur une crise économico-politique, prendre le pouvoir et organiser la société à son image. Par la révolution donc, c’est l’imposante majorité de la population qui organisera la société selon ses intérêts fondamentaux : socialisation, partage de toutes les ressources, participation à la vie sociale de chacun·e selon ses moyens à chacun·e selon ses besoins, décroissance. À l’ère du capitalisme, la révolution sera le processus de suppression de toute division sociale selon l’organisation du travail. À l’ère du capitalisme patriarcal et raciste, la révolution se devra d’être féministe et antiraciste. Enfin, une machine de répression surdimensionnée sera inutile à l’imposante majorité de la population : l’État sera détruit et nous connaîtrons enfin la richesse de la vraie démocratie.

Notre classe, révolutionnaire ?

Voici ce que nous retiendrons de ce détour théorique : la révolution n’est pas une vue de l’esprit, elle est un aboutissement réaliste du processus de lutte des classes. Elle doit mener à la démocratie véritable, que nous traduirons grossièrement par une autogestion de la société.

Mais une telle situation, ça ne se décrète pas, ça se construit. Ainsi, « la réalisation du socialisme par une minorité est inconditionnellement exclue puisque l’idée du socialisme exclut justement la domination d’une minorité », donc « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-même »4.

Si l’action est évidemment nécessaire, elle ne peut venir d’un « sauveur suprême », individu ou parti. Il s’agira, pour l’ensemble de la classe, de repérer la vague de la crise, de savoir la prendre et surtout, de savoir garder l’équilibre sur la planche jusqu’à la plage. Difficile à imaginer lorsqu’on sait aussi que « les idées de la classe dominante sont les idées dominantes »5.

La classe qui domine la société est en effet la mieux placée pour diffuser ses idées. L’école comme institution d’État, les médias, sont autant de moyens pour la bourgeoisie d’imposer sa manière de voir les choses. Cette domination idéologique est appuyée par une vaste opération de propagande, conscientisée ou non. On a besoin des riches, la police nous protège, il y a une nature masculine et une nature féminine, les immigré·es sont des fainéant·es, les gens pensent qu’à leur gueule, la hiérarchie c’est normal, y’a des gens plus intelligents que d’autres… sont autant de conneries qu’on nous répète tous les jours. Mais ne voir là qu’une bataille des idées, et en conclure que notre tâche serait simplement de mieux diffuser les nôtres, serait improductif.

Il faut revenir à la conception matérialiste qui dit aussi que c’est la réalité qui nous entoure qui détermine nos idées. Au-delà d’une « opération de propagande », nos idées sont le reflet dans notre cerveau de notre environnement, autrement dit du monde capitaliste. On ne peut aujourd’hui survivre sans salaire et donc sans patron. La division genrée du travail et le couple hétérosexuel sont la norme. L’essentialisme est une explication crédible. La gestion de la société est réellement bureaucratique, c’est même une des caractéristiques premières de l’appareil d’État qui permet à la bourgeoisie d’en garder le monopole. L’autogestion paraît à raison inimaginable. L’espace public est totalement marchandisé, la plupart des banlieues sont des cités-dortoirs, la vie et la solidarité de quartier ne sont matériellement presque plus de ce monde.

Notre but n’est pas de démoraliser les lecteur·ices. Seulement de pointer que le socialisme révolutionnaire ne peut gagner spontanément l’ensemble de notre classe tant que ses conditions d’existence seront le système capitaliste. « Les travailleurs ne sont pas des automates sans idées. S’ils ne sont pas convaincus par les idées socialistes, ils acceptent l’idéologie bourgeoise de la société actuelle. Ils l’acceptent d’autant plus que les idées dominantes imprègnent et reflètent tous les aspects de la vie quotidienne et sont répercutées par les médias. »6.

Mais ce qui rend la révolution possible à l’heure de l’hégémonie culturelle bourgeoise, c’est que l’action, la mise en mouvement, transforme les idées. Par la lutte, l’individualisme se mue en solidarité, le défaitisme en ambition, la passivité en dynamisme, la neutralité politique en intervention intéressée. « Nous devons nous rappeler l’énorme action éducatrice de la révolution, pendant laquelle de grandioses événements historiques tirent les petites gens de leurs retraites obscures […] et les contraignent à devenir des citoyens »7.

Cette magie de la mise en mouvement aura sans doute été constatée par la plupart des activistes qui nous lisent. L’étude de la pensée de Gramsci peut l’expliquer. Pour Gramsci, tout individu est philosophe dans le sens qu’iel a sa propre conception du monde, un ensemble plus ou moins cohérent de pensées qui servent à interpréter la réalité. On tire cette conception de son expérience pratique mais c’est aussi une construction sociale.

Quelle est l’expérience pratique des prolétaires ? Pour la plupart d’entre elleux, c’est déjà celle d’agir socialement : assurer les conditions de la reproduction de la société. C’est aussi celle de transformer la réalité et donc d’être ancré·e dans celle-ci. Cette expérience pratique étant commune à tout un groupe social (la classe, le prolétariat), sa traduction en conception du monde devrait logiquement être un embryon de la conscience de classe. Mais comme l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante, les prolétaires disposent d’une « double conscience », que Gramsci va jusqu’à appeler « conscience contradictoire ».

Une de ces consciences est « contenue implicitement dans [leurs] actions et [les] unissent réellement à tout.es [leurs] collaborateur.ices dans la transformation de la réalité ». C’est ce que Gramsci appelle le « bon sens ». La seconde est « superficiellement explicite ou verbale, héritée du passé et accueillie sans critique »8. C’est ce qu’il appelle le « sens commun ».

Maintenant, voici l’expérience pratique d’une mise en mouvement : se lier par l’action avec d’autres individus sur une base de classe. Agir, transformer son environnement et donc changer son rapport au monde : voyager d’un monde étranger, aux lois duquel nous étions voués à la subordination totale, vers un monde connu, dont nous sommes partie prenante. Cela renforce profondément la première conscience au détriment de la seconde.

Le mouvement se traduit dans l’esprit par une bataille entre nos deux consciences, un moment où l’acceptation d’une conception du monde qui nous soit propre est envisageable. Le mouvement collectif est la condition dans laquelle la classe peut affirmer son autonomie et rejeter l’idéologie dominante.

Malheureusement, la force du mouvement est qualitativement limitée. Nous l’avons vu ces dernières années.

Premièrement, l’action qui transforme le monde puis les idées, ne peut être globalisante, elle est forcément partielle. Lors d’une lutte contre l’expulsion d’un logement, on n’agit que sur un aspect partiel du système et on se lie par l’action à une partie seulement de la classe. Cela signifie qu’il est impossible, de tirer de sa seule expérience de la lutte une conception du monde qui serait universelle et vraie. Agir partiellement, c’est n’être que partiellement en capacité de produire une conception du monde qui prenne le dessus sur l’idéologie dominante.

Deuxièmement, le camp bourgeois, souvent appuyé par le camp réformiste, ne reste jamais les bras croisés lorsqu’on tente de le détrôner. Lorsqu’il lance son offensive idéologique, elle pénètre encore facilement la classe et il reste facile de la diviser. Voyons par exemple la diabolisation des « casseurs ».

Troisièmement, si les idées sont déterminées par les conditions extérieures, une fois le mouvement fini, réprimé, « l’instinct révolutionnaire des ouvriers, qui [s’est déchargé] en de vastes actions de masses spontanées, se trouve incapable de maintenir la conscience de classe au niveau atteint à travers l’action spontanée, et de la garder en tant qu’acquis durable pour toute la classe ouvrière ».9

Nous n’avons pas la prétention d’affirmer qu’en aucun cas un mouvement spontané ne pourrait devenir révolutionnaire. En tant que révolutionnaires, nous sommes simplement frustré·es de ne jamais l’avoir constaté. Si nous étudions les logiques internes de notre classe et de son mouvement, c’est bien pour chercher les causes de leurs faiblesses et tenter d’y remédier. L’idéologie dominante, le pouvoir émancipateur du mouvement, ses limites… Pour résoudre ces contradictions, nous pensons que l’organisation autonome des révolutionnaires, que nous appelons le parti, est une solution (un moyen et non but en soi) qui n’est pas incompatible avec notre conception d’une révolution faite par la majorité et pour la majorité, et dont les dangers ne sont pas insurmontables. Nous vous invitons à découvrir notre argumentation dans la partie 3 de cet article, disponible sur notre site autonomiedeclasse.org.

Émil Sufiant (PARIS 20e)
  1. Engels, le Socialisme scientifique. ↩︎
  2. Federici, le Capitalisme patriarcal. ↩︎
  3. Lire à ce sujet l’article d’AH, « De quoi la crise est-elle le nom ? » sur notre site. ↩︎
  4. Luxemburg, La Révolution russe et Marx, Statuts de l’AIT. ↩︎
  5. Marx, L’idéologie allemande. ↩︎
  6. Harman, Parti et Classe. ↩︎
  7. Lénine, L’armée révolutionnaire et le gouvernement révolutionnaire. ↩︎
  8. Gramsci, Cahier de prison n°11. Voir le travail de vulgarisation de Gramsci par Sarah Benichou dans la revue Que Faire ? (quefaire.lautre.net) ↩︎
  9. Lukacs, le Parti dirigeant du prolétariat. ↩︎
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