Faut-il un parti pour faire la révolution ? (2/2)

Cet article est la suite d’un premier paru au mois de mars dans le 12e numéro des Cahiers d’A2C.
Se poser la question du parti, c’est se poser la question de l’organisation des révolutionnaires pour la révolution. Nous donnions les éléments suivants : La révolution n’est pour nous pas une vue de l’esprit mais bien une étape nécessaire du développement historique. Le socialisme excluant la domination d’une minorité, la révolution sera le processus d’émancipation de toute la classe travailleuse. Ce postulat entre en contradiction avec le constat que cette même classe n’est pas subjectivement révolutionnaire, mais sous le coup de l’idéologie dominante, celle de la classe dominante. Nous démontrions qu’heureusement, les idées peuvent changer : et ce par la lutte. « Le mouvement collectif est la condition dans laquelle la classe peut affirmer son autonomie et rejeter l’idéologie dominante ». Nous pointions cependant que cette transformation, si l’on s’en tient à sa seule expérience pratique, connaît ses limites.

Classe hétérogène

C’est de ce contexte que découle la situation sans aucun doute constatée de tous : l’hétérogénéité de la conscience de classe.

Il y a d’abord de vrais réacs. Par leur rejet conscient de la lutte, ils acceptent en quelque sorte la passivité politique dans laquelle la société de classe les plonge. Ils ne sont donc pas prêts d’en sortir et leur engagement est une adhésion sans faille au système existant.

Ensuite, une majorité de notre classe est la plupart du temps réduite à la passivité mais il peut lui arriver de se mobiliser. Son rejet de l’idéologie dominante est alors presque insignifiant : elle accepte la plupart du temps la société telle qu’elle est, et n’a d’autres horizons que réformistes.

Une dernière fraction s’affaire fidèlement, systématiquement, à la construction du mouvement : syndicalistes, associatifs parfois, militant.es de quartier, antiracistes, féministes… Leurs expériences de luttes collectives leur ont appris qu’il est possible de changer la société. C’est au sein de cette fraction que les militant.es convaincu.es de la nécessité révolutionnaire évoluent – encore minoritaires. Iels font donc partie de « la fraction qui stimule toutes les autres », et au sein de cette fraction iels ont « l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien »1, c’est-à-dire une compréhension historique des rapports antagonistes de la société (les conditions) et un objectif pour les supprimer : l’instauration d’une société égalitaire (les fins générales) (anarchiste, communiste, socialiste, libertaire, nommez-la comme vous il vous plaira), par la pratique de la lutte collective (le mouvement prolétarien).

Le concept de « fraction la plus résolue » est sujet à extrapolation. Il s’agit de ne pas galvauder le terme, au risque de sombrer dans l’élitisme qui anime et paralyse tant de micro-partis de masse. Au contraire, nous devons absolument, si nous souhaitons le mobiliser, le resituer dans le cadre exposé plus haut : celui d’une classe dont la conscience des membres oscille au gré du mouvement. Ainsi, la justesse de l’utilisation du concept réside déjà dans son appréhension dynamique : la “fraction la plus résolue” évolue, quantitativement et qualitativement. En période de haute lutte par exemple : « Il arrive que des mois de révolution fassent mieux et plus complètement l’éducation des citoyens que des dizaines d’années de stagnation politique »2. Fort de cette définition – une fraction mouvante, apprenante, issue du mouvement et ancrée dans les luttes, loin de l’écueil d’une « avant-garde » figée, omnisciente et professorale – nous pensons que cette frange consciente de la classe peut être d’une importance cruciale dans le processus révolutionnaire.

Cet argumentaire, cette rhétorique de la « conscience » est dans la continuité de notre premier article. Et il peut étonner, lorsqu’on se réclame d’une pensée matérialiste : pourquoi insister donc sur l’idéologie ? Sur l’importance pour la classe de se doter d’une « conception du monde propre » ? Pour appuyer notre discours, causons de la place des idées et de l’initiative dans la lutte des classes. Questionnons-nous sur le rôle du facteur subjectif dans le processus historique.

La révolution n’est pas automatique

D’abord, le problème que nous pose l’idéologie dominante et son incorporation par la classe n’est pas d’ordre moral. Concédons-le : l’idéologie dominante, c’est bien souvent des idées de merde, le wokisme c’est mieux. Mais là n’est pas le sujet : le problème que nous pose l’idéologie dominante ne tient pas tant de sa qualité morale que de sa fonction sociale.

Nous disions dans notre précédent papier que les idées ne tombent pas du ciel mais sont un reflet de l’environnement, de la vie réelle. A plus grande échelle, ce raisonnement fait émerger un binôme conceptuel qui permet l’analyse des sociétés humaine et de leur évolution : c’est le tandem de la base et de la superstructure. Ainsi, « Le mode de production de la vie matérielle [la base] conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuel en général [la superstructure]»3. Une compréhension matérialiste simpliste en déduira que la superstructure est strictement subordonnée à la base : changez les rapports de productions et les institutions sociales et l’idéologie évolueront d’elles-mêmes. La réalité est toute autre : si la superstructure est bien conditionnée par la base, elle dispose d’une relative autonomie, qui s’explique par sa fonction de reproduction des rapports réels existants.

Aussi, tout individu et dans notre affaire, toute classe en voie de changer les rapports de production s’y confrontera. Dès lors, deux solutions s’offrent à la classe qui transforme : accepter l’idéologie conservatrice, et donc renoncer (sensiblement) à sa pratique de transformation des anciens rapports de production ou la remettre en cause et en penser une nouvelle, issue de cette même pratique de transformation.

Si nous voulons bâtir une société où les humains sont égaux dans leurs rapports de production, nous serons confronté.es aux institutions qui perpétuent leur division et aux idéologies qui les justifient. Nous serons confronté.es à l’État, et aux idéologies qui rationalisent et légitiment son existence. Nous devons nous détacher de toute entente idéologique avec la classe dominante, et donc produire notre propre conception du monde. C’est une dimension-clef de la lutte révolutionnaire.

L’enjeu de cette lutte idéologique est de nous armer théoriquement pour étayer notre pratique. Sans quoi, sous le poids des consciences corrompues, l’enthousiasme révolutionnaire cédera au premier dilemme. Or cet enthousiasme, cette activité n’est pas cruciale : elle est indispensable. Rappelons-le : même s’ils ne choisissent pas les conditions, ce sont les êtres humains qui font l’Histoire.

En fait, il ne faut pas tomber dans le volontarisme et croire que les êtres humains pourraient agir et décider contre vents et marées. Lorsque c’est le calme plat, rien ne sert de courir sur le pont et d’agiter les grééments  : le navire ne voguera pas sans vent. L’inverse est vrai : lorsque le vent souffle mais que l’équipage roupille ou ne sait pas le prendre, on n’avance pas beaucoup plus. Alors, ni volontarisme, ni mécanisme : le tout est de savoir agir en adéquation avec les conditions.

Poursuivons la métaphore : parfois la tempête est si brutale, les récifs si nombreux, qu’une décision vous mène à bon port et qu’une autre vous envoie par le fond. Georg Lukács, philosophe et révolutionnaire hongrois, nous parle d’instant : « Une situation qui peut durer plus ou moins longtemps, mais qui se détache du processus dont elle est l’aboutissement par le fait qu’en elle les tendances essentielles de ce processus se concentrent, qu’en elle une décision doit être prise concernant l’orientation future du processus»4.

Entendons-nous : les révolutions ne sont pas des processus linéaires débouchant sur des Grands Soirs, sortes d’instants suprêmes à saisir. Néanmoins, c’est à la lumière de l’insurrection que cette conception prend tout son sens. L’histoire du mouvement ouvrier est riche d’enseignements à ce propos. Ainsi les expériences de l’insurrection d’Octobre, de la dynamique révolutionnaire de 1973 au Chili nous apprennent que la décision de s’insurger ou non, c’est à dire de faire tomber le pouvoir d’État pour favoriser des organes de pouvoir populaires marque un tournant décisif : à la clef, révolution ou contre-révolution. Dans le premier cas, l’initiative révolutionnaire a convaincu : dans le second, c’est la passivité réformiste qui l’a emporté.5

Bref, « toute situation révolutionnaire n’engendre pas nécessairement une révolution, parce que celle-ci ne s’accomplit que lorsque s’ajoute aux facteurs [objectifs] le facteur subjectif : l’aptitude de la classe révolutionnaire à l’action révolutionnaire»6.

Vers une stratégie révolutionnaire

Ce dont nous avons besoin, c’est un ensemble théorique, résolument tourné vers l’action, une boussole révolutionnaire qui ne s’impose pas mais se propose d’orienter chacune des décisions de la classe, et qui permette à celleux qui s’en saisissent de porter des initiatives dans les instants décisifs. Le terme de stratégie nous paraît tout dédié : Comment la construire ? Le terme en lui-même oriente la question en trois axe : une stratégie, ça s’élabore, ça s’applique, et enfin, ça se corrige.

Sur l’élaboration déjà, rappelons-nous : « Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux»7.

En effet, des gens sont en lutte quotidiennement, et chaque expérience de lutte pousse celleux qui la vivent à contester, de facto, l’idéologie dominante. Des grévistes qui exigent une meilleure rémunération, des personnes sexisées qui militent contre les VSS… De cette contestation émerge des questionnements : la vente de sa force de travail contre salaire est-elle un problème personnel, une transaction libre et éclairée, parfois trompée par quelques patrons malhonnêtes ? Ou résulte-t-elle d’une organisation sociale du travail fondée sur l’exploitation ? Les VSS résultent-t-elles de trajectoires personnelles déviantes ou d’une société où la domination des hommes est établie et s’exerce notamment par une violence banalisée par la culture du viol ?

La théorie révolutionnaire ne sort pas du néant : elle répond aux débats qui traversent le mouvement, elle est la contestation portée à sa conclusion logique. Alors, pour théoriser, il faut pratiquer, être soi-même en lutte  : aucune séparation n’est possible entre celleux qui pensent et celleux qui font. Ensuite, nous l’avons dit dans notre premier article, il est inconcevable de prétendre édifier une « théorie globale » à partir d’une pratique individuelle : celle-ci est partielle par définition et ne mène qu’à une connaissance partielle du système. Les expériences de luttes doivent être confrontées les unes aux autres, les compréhensions et connaissances de chacun.e, forcément situées, doivent être cumulées pour espérer en dégager une vraie « conception du monde ». Cela signifie également se confronter aux expériences que la classe a pu faire dans le passé.

Maintenant, une stratégie, c’est pas pour faire joli mais bien pour guider l’action. Là encore, impossible séparation entre celleux qui réfléchissent et celleux qui font : à quoi bon jouer les intellos si on est pas foutu.es d’agir en conséquence ? De plus, « le trait le plus incontestable de la révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les évènements historiques »8. Cela signifie 2 choses pour nous : premièrement, une stratégie, aussi parfaite soit-elle, sera purement inutile si elle n’est portée que par un groupe affinitaire. Nous avons démontré que l’aspect collectif dans l’élaboration est indispensable, il l’est aussi dans le procès d’application. Si stratégie il y a, il faut se donner les moyens qu’elles puissent être diffusée à l’échelle de la révolution, à l’échelle de masse. Deuxièmement, « nous devons nous rappeler l’énorme action éducatrice et organisatrice de la révolution » : lorsque LÉNINE Vladimir, La faillit de la IIe Internationalee c’est la classe tout entière qui se met en mouvement, son imagination, sa créativité s’en retrouvent décuplées. Or une théorie révolutionnaire, fût-elle élaborée par dix milliers de militant.es, reste le produit d’une situation donnée : Il faut donc s’assurer que les nouvelles expériences vécues sont bien considérées dans l’élaboration stratégique. En fait, il ne doit y avoir d’opposition entre élaboration et application, mais plutôt une relation dialectique qui tende à ce que l’une renforce l’autre en permanence.

Le Parti comme opérateur stratégique

La voie vers la construction d’une stratégie est donc l’organisation collective. C’est naturellement que cette tâche échoue à la « fraction la plus résolue » et non par volonté de « professionnaliser la politique », comme nous avons pu le lire. Nous tirerons notre chapeau à quiconque réussira à persuader un réformiste convaincu de s’engager dans l’élaboration collective d’une stratégie révolutionnaire. Alors oui, nos organisations, hors mouvement révolutionnaires, seront inéluctablement minoritaires, à l’image des idées qu’elles défendront. Mais insistons sur l’argument donné en première partie : lorsque des explosions sociales ont lieu, lorsque des millions d’individus déferlent dans les rues et se mettent à lutter, beaucoup sont gagnés aux idées révolutionnaires. Ainsi, en 1917, le parti bolchevique voit sa taille doubler, de 79 000 à 170 000 militants9, en seulement 4 mois alors que sa revendication “tout le pouvoir aux Soviets”, est des plus radicales de son temps. Le POUM en Espagne rassemblait 8000 militants en 1935, 60 000 en 1936.10

Mais alors, ne devrions-nous pas attendre une situation révolutionnaire pour nous organiser ? Certainement pas. Car une situation révolutionnaire, qui se caractérise par l’éveil politique de millions d’individus, exige – c’est le bilan que tire l’historien révolutionnaire Pierre Broué de la révolution allemande – des organisations politiques conséquente11. C’est d’ailleurs ce que nous comprenons sous le terme de « parti » : un instrument de lutte à grande échelle, en lequel la classe a confiance et dont la stratégie est assimilée massivement. Mais aussi une organisation qui soit capable de naviguer correctement à vue ! Ce sont des atouts qui ne peuvent s’acquérir qu’en plusieurs années d’expérience collective, au cours desquelles chacun ses membres aura appris à débattre, à produire des analyses politiques, où tous se seront constitué un socle théorique commun. C’est cet apprentissage que nous devons entamer dès aujourd’hui.

Un sujet particulier s’impose désormais : comment faire pour que l’organisation révolutionnaire ne se substitue pas à la classe durant le processus révolutionnaire ? Comment s’assurer qu’il reste un instrument dans les mains de la classe ouvrière, qu’il ne devienne pas une fin en lui-même, confondant par-là ses propres intérêts avec ceux de la classe qu’il représente ? Nous n’avons pas de réponse toute prête à cette question qui mérite sans doute un article à part entière. Voici seulement quelques pistes. Bien sûr, nous ne sommes pas contre la diffusion de pratiques anti-autoritaires dans nos organisations politiques. Mais, en dernier ressort, la garantie contre le substitutisme du parti ne dépend pas de lui, argumentent des révolutionnaires comme Cliff, Mandel, ou Harman mais bien de l’activité autonome de la classe. Pour étayer leurs propose, ces derniers mobilisent l’expérience de la révolution russe : « Contrairement à une légende qui est de plus en plus répandue en Union soviétique aussi, les années 1918 et 1919 furent des sommets dans l’auto-activité autonome de la classe ouvrière russe, autant et même davantage que l’année 1917 »12. Et ce, justement grâce à la stratégie des bolchevik de 1917 qui exigeait « tout le pouvoir aux soviets ». Si des mesures autoritaires ont été prises en cette période par certains membres du parti, il aurait été inconcevable pour celui-ci de résorber l’ensemble du mouvement révolutionnaire. Ce n’est plus le cas après 3 ans de guerre civile : la classe ouvrière et ses organes d’auto-organisations sont décimés, la confiance manque.  Alors, « confrontés aux Gardes Blancs, sachant qu’un terrible bain de sang menaçait le peuple s’ils renonçaient à la lutte, et conscients de leur propre isolement, les bolcheviks ne trouvaient pas d’issue. Le substitutisme, comme tout fétichisme, fut le reflet d’une impasse sociale»13.

  1. MARX Karl, Manifeste du parti communiste ↩︎
  2. LÉNINE Vladimir, L’armée révolutionnaire et le gouvernement révolutionnaire ↩︎
  3. MARX Karl, Préface à la Critique de l’économie politique ↩︎
  4. LUKÁCS Georg, Dialectique et spontanéité ↩︎
  5. Lire à ce propos l’article de Dani, Salvador Allende et les impasses du réformisme, Les Cahiers d’A2C #09 ↩︎
  6. LÉNINE Vladimir, La faillite de la IIe Internationale ↩︎
  7. MARX Karl, Manifeste du parti communiste ↩︎
  8. TROTSKY Léon, Préface à l’Histoire de la révolution russe ↩︎
  9. BROUÉ Pierre, Histoire du parti bolchevique, pages 85 et 89 ↩︎
  10. CHRIST Michel, Le POUM ↩︎
  11. BROUÉ Pierre, Révolution en Allemagne ↩︎
  12. MANDEL Ernest, Auto-organisation et parti d’avant-garde dans la conception de Trotsky ↩︎
  13. CLIFF Tony, Trotsky et le substitutisme ↩︎