L’invasion russe de l’Ukraine entre dans son 7e mois sans solution en vue. À l’autre bout de la planète, la concurrence économique entre la vieille puissance des USA et la Chine émergente se transforme sous nos yeux en rivalité militaire, avec le détroit de Taïwan comme point de déflagration annoncé. Après des décennies où les guerres semblaient se cantonner aux périphéries du système capitaliste, nous assistons au retour des combats et des tensions au cœur même du système : l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Les rivalités économiques, commerciales et géopolitiques se doublent d’une course effrénée aux armements. La situation ressemble furieusement au début du 20e siècle qui avait accouché de la Première Guerre mondiale. Les révolutionnaires qui, à l’époque, avaient refusé de se ranger derrière leurs classes dirigeantes respectives avaient inscrit deux slogans sur leurs bannières : « l’ennemi principal est à la maison », et « transformer la guerre impérialiste en guerre civile ». Ces mots d’ordres sont-ils toujours d’actualité ?
Les Cahiers d’A2C #04 – SEPTEMBRE 2022
À en croire les réactions de la grande majorité de la gauche à l’invasion russe de l’Ukraine, la réponse est clairement non. Une partie insignifiante de la gauche légitimise de fait la guerre déclenchée par Poutine contre l’Ukraine et reprend, avec quelques nuances d’usage, la propagande du chef du Kremlin. Mais cette « gauche » ne mérite pas qu’on s’attarde sur son cas. Bien plus graves sont les positions prises par la gauche qui reconnaît à juste titre la nature impérialiste de la politique poursuivie par l’État russe, mais ne voit d’autre réponse possible que de s’aligner objectivement avec un impérialisme rival, donc avec sa propre classe dirigeante.
Sans prétendre à une revue exhaustive, cet article va tenter de montrer que les positions erronées de la gauche proviennent fondamentalement d’une incompréhension de la nature de l’impérialisme, qui l’empêche de voir la guerre en Ukraine dans son contexte plus large – et donc de se préparer aux confrontations à venir.
Qu’est-ce que l’impérialisme ?
D’une certaine manière, l’impérialisme existe depuis que l’État existe. Empire romain, égyptien, perse, arabe, chinois, germanique, mongol, ottoman, etc. : de nombreuses civilisations ont exhibé des tendances à l’expansion armée. Le schéma de l’époque était relativement simple : les classes dirigeantes de ces sociétés vivaient dans des grandes villes (Rome, Ctésiphon, Baghdad, Pékin, etc.) et exploitaient les classes paysannes des zones rurales aux alentours. Une puissance émergente avait donc tendance à utiliser son armée pour conquérir de nouvelles terres, accaparant ainsi plus de ressources qui servaient principalement à la consommation de la classe dirigeante. Dans ce contexte, les forces armées servaient principalement à assurer l’obédience des classes paysannes et l’extraction des ressources par la force. Les guerres entre les différentes puissances impérialistes avaient un caractère épisodique et secondaire ; le trait principal était la domination des faibles par les forts.
L’impérialisme moderne est un phénomène très différent. Son trait principal est la rivalité entre les plus grosses puissances capitalistes, alors que la domination des faibles par les forts, malgré toute sa brutalité, en est une conséquence.
L’impérialisme moderne trouve son origine dans le système économique capitaliste arrivé à un certain niveau de développement.
La tendance à la concentration et à la centralisation du capital, identifiée par Marx dès le 19e siècle, est une conséquence naturelle de la nature compétitive du capitalisme. Les entreprises les plus profitables peuvent investir pour baisser leurs coûts de production et ainsi agrandir leurs parts de marché au détriment de leurs rivaux. Les entreprises les moins profitables disparaissent ou, souvent, sont rachetées par leurs rivales plus puissantes. Ainsi, un nombre toujours plus petit d’entreprises concentre de plus en plus de capitaux et occupe une plus grande partie du marché. Des branches entières de production sont dominées par une poignée de compagnies ou de groupes. L’essor des banques et du système financier, en permettant de rassembler des capitaux issus de différents domaines pour les diriger en tant qu’investissements, ne fait que doper ces tendances. Le révolutionnaire russe Nikolaï Boukharine explique en 1914 :
« Là où de nombreuses entreprises propriétés d’individus étaient en compétition les unes avec les autres, on voit apparaître la concurrence la plus féroce entre une poignée de groupes capitalistes géants poursuivant une politique complexe et calculée […] La compétition est réduite à peau de chagrin à l’intérieur des économies « nationales », pour prendre des proportions colossales dans l’arène de l’économie mondiale. »1https://www.marxists.org/archive/bukharin/works/1917/imperial/10.htm
Ce partage du monde entre les multinationales ne relègue aucunement les États nationaux aux arrière-plans. Dans leur combat dans l’arène mondiale, les firmes capitalistes ont un besoin vital de s’adosser à un État suffisamment puissant pour défendre leurs intérêts face aux entreprises liées à d’autres États, de leur assurer un accès aux matières premières et à la force de travail dans des conditions favorables, et enfin de leur « ouvrir » et de protéger leurs parts de marché sur tous les continents.
De son côté, l’État moderne a besoin d’encourager le développement du capitalisme. Une de ses sources principales de revenus est la taxation des profits des entreprises : l’État s’approprie ainsi une partie des fruits de l’exploitation du travail salarié, et est donc directement intéressé par le succès de « ses » capitalistes (quand il n’agit pas lui-même en tant que capitaliste, par exemple à travers les entreprises dont il est actionnaire). De plus, le pouvoir d’un État moderne, de sa bureaucratie et de ses forces armées, repose sur des infrastructures et des équipements matériels. Moyens de communication, de transport, armes, marine, aviation, etc., tous ces attributs de puissance, sans lesquels l’autorité d’un État disparaîtrait en fumée, sont inconcevables sans l’industrie capitaliste.
Enfin, tout comme la concurrence entre les différents capitaux est une caractéristique fondamentale du système, l’État moderne existe forcément en compétition avec d’autres États.
La dépendance mutuelle et dialectique entre État et capital crée ce lien entre la compétition géopolitique et la compétition économique : c’est la caractéristique fondamentale de l’impérialisme.
La hiérarchie des nations impérialistes n’est pas figée : la dynamique du capitalisme est inégale dans l’espace et dans le temps, et le centre de gravité de l’accumulation ne reste jamais au même endroit. Le partage du monde et des zones d’influences repose sur des rapports de forces entre les différentes nations capitalistes, rapports qui sont eux-mêmes instables. Les relations se décident, en dernier lieu, par la puissance militaire. Selon Lénine :
« Les alliances pacifiques préparent les guerres et, à leur tour, naissent de la guerre ; elles se conditionnent les unes les autres, engendrant des alternatives de lutte pacifique et de lutte non pacifique sur une seule et même base, celle des liens et des rapports impérialistes de l’économie mondiale et de la politique mondiale. »2https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp9.htm
C’est ainsi que la lutte économique et politique permanente explose en des déflagrations violentes où les questions de rapport de forces se règlent par les armes. La guerre n’est donc, selon la célèbre formule du théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz, que la continuation de la politique par d’autres moyens. C’est d’autant plus vrai dans les périodes de déséquilibre aigü, lorsque des puissances économiques sur le déclin utilisent leur force armée pour enrayer leur chute, tandis que les forces émergentes tentent de se construire une puissance militaire digne de leur nouveau statut économique.
C’était notamment le cas des deux guerres mondiales qui éclatèrent sur le continent européen. La Grande-Bretagne et la France étaient deux puissances sur le déclin mais fortes de leurs colonies et de leur influence commerciale et politique accumulée lorsqu’elles se trouvaient au sommet de la hiérarchie. L’Allemagne, puissance émergente, devenue économiquement plus dynamique, cherchait à se forger une stature politique et commerciale digne de son nouveau statut économique, donc à empiéter sur le territoire des anciennes puissances.
L’impérialisme et la guerre en Ukraine
L’impérialisme est donc ancré dans l’ADN du capitalisme moderne ; reprocher à Poutine de mener une politique impérialiste équivaut à reprocher à un patron de mener une politique capitaliste.
Les formes spécifiques prises par la relation entre l’État et le capital, les stratégies spécifiques adoptées par les classes dirigeantes peuvent varier d’une époque à l’autre selon une multitude de facteurs historiques et politiques. Dans un article publié en juin 2022, le militant britannique Rob Ferguson revient sur les trois dernières décennies qui ont fait que l’Ukraine s’est retrouvée prise au milieu de la « fissure eurasiatique » entre la Russie et l’Otan. Il résume la problématique post-soviétique ainsi :
« La Russie a émergé de l’effondrement de l’empire soviétique avec une économie, un État et une armée sérieusement affaiblis ; mais elle était loin d’être impuissante. Elle a hérité du deuxième plus grand arsenal nucléaire du monde et des plus grosses forces armées conventionnelles de la région. La plupart des États de l’ex-URSS restèrent longtemps dépendants des ressources énergétiques russes ainsi que de l’infrastructure industrielle et économique mise en place sous le pouvoir soviétique. La puissance de la Russie étant limitée comparé aux USA et à ses alliés, il est d’autant plus vital pour l’État russe d’être capable de défendre ce qui lui reste d’influence et de pouvoir. »3http://isj.org.uk/eurasian-faultline/
Le rôle historique de Vladimir Poutine doit être vu dans ce contexte. Après le chaos de la première décennie post-URSS, l’arrivée au pouvoir de l’ancien du KGB a permis de discipliner les oligarques, de recentraliser le pouvoir d’État (notamment en menant des guerres sanglantes en Tchétchénie et en refondant les appareils de sécurité intérieure) et de reprendre un contrôle direct sur certains secteurs économiques stratégiques. La relation entre le capital et l’État fut ainsi reconstruite en Russie, sur des bases économiques certes moins élevées que l’URSS4La Russie étant principalement réduite à une source de matières premières pour le marché mondial avec une industrie relativement faible. Pour donner un ordre de grandeur, le PIB de la Russie équivaut à moins de la moitié de celui de l’Allemagne, et le PIB par habitant·e de la France est 4 fois plus important que celui de la Russie., mais permettant néanmoins à l’État russe d’utiliser sa puissance économique et militaire pour défendre son influence régionale face à l’expansion de l’Otan. La guerre en Ukraine ne peut être vue hors de ce contexte. Le fait que l’impérialisme russe soit principalement occupé par la défense de ses intérêts face à un impérialisme plus puissant ne le rend pas le moins du monde légitime ; il s’agit simplement pour nous d’essayer de comprendre ce qui se passe, sur quelles bases réelles les exploiteurs se concurrencent entre eux.
La réaction de l’Otan à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en plus des sanctions économiques visant la Russie et de l’armement direct de l’armée ukrainienne, est résumée par cette observation de Henry Foy :
« Alors que la guerre fait rage en Ukraine, les pays du flanc Est de l’Otan sont le théâtre du déploiement militaire le plus rapide et le plus massif de l’histoire moderne de l’Europe : un état d’alerte et de mobilisation qui n’est pas tout à fait celui d’une guerre, mais qui est aussi loin de la paix […] et sans les accords de la guerre froide qui servaient de garde-fous. »5https://www.ft.com/content/a1a242c3-9000-454d-bec7-c49077b2cc6c
Il est clair que l’enjeu objectif de cette guerre, qu’on le veuille ou non, dépasse largement la question de l’autodétermination du peuple ukrainien dont l’Otan et Poutine se foutent éperdument. Pour l’Otan, l’enjeu est double : d’un côté, « transformer l’Ukraine en Afghanistan », comme l’a dit sans sourciller Hillary Clinton, c’est-à-dire de profiter de l’erreur d’un rival pour l’affaiblir fût-ce au prix de la destruction de l’Ukraine. Mais pour l’État américain, qui reste de loin l’impérialisme le plus puissant et le plus dangereux de la planète, l’enjeu dépasse la Russie. Cette dernière est un rival économique insignifiant, et un rival militaire de second rang capable tout au plus de jouer un rôle régional.6Pour donner une idée, le budget militaire de la Russie en 2019 était 5 fois moins important que le budget militaire des pays européens de l’Otan sans compter les États-Unis. Si l’on inclut le budget militaire des USA, le rapport est de 1 à 15. L’enjeu stratégique pour l’impérialisme US est représenté par la puissance capitaliste émergente qui menace son hégémonie économique comme aucune ne l’avait jamais fait auparavant : la Chine. La guerre de la Russie contre l’Ukraine est donc l’occasion de resserrer les liens de l’Otan, de gagner la bataille politique pour l’augmentation des budgets militaires et la préparation des armées au retour des confrontations entre grandes puissances.
La Chine est dans le collimateur de l’impérialisme US depuis longtemps : déjà au moment de l’invasion de l’Irak en 2003, les think-tanks américains parlaient de contrôler la région qui alimente l’économie chinoise en pétrole. Barack Obama a tenté tant bien que mal de désengager les troupes US du moyen-orient au nom de la politique du « pivot vers l’Asie ». Donald Trump s’est engagé dans une « guerre commerciale » contre la Chine, une politique continuée depuis par Joe Biden. Le président actuel n’exclut pas une confrontation militaire avec la Chine au sujet de Taïwan, dont l’industrie produit l’immense majorité des puces électroniques du monde, et dont la zone maritime est le point de passage de la majorité des exportations chinoises.
Quel internationalisme, quelle politique antiguerre ?
Cet article a tenté d’offrir une perspective alternative à celle qui domine la gauche depuis l’invasion de l’Ukraine. Les points suivants sont à souligner :
Premièrement, l’impérialisme n’est pas simplement une politique poursuivie par une classe dirigeante mais c’est une conséquence objective de la rivalité économique et de la rivalité géopolitique sous le capitalisme. Reprocher à un État de mener une politique impérialiste revient à reprocher à un patron de mener une politique capitaliste. L’impérialisme n’a pas pour origine véritable l’idéologie de telle ou telle classe dirigeante. Celles et ceux qui fouillent dans les bas-fonds de la pensée impériale russe, ou pire encore, s’adonnent à des spéculations sur la psychologie de Poutine pour expliquer la guerre meurtrière déclenchée contre l’Ukraine regardent dans la mauvaise direction. Le discours idéologique peut être nécessaire pour justifier une aventure impérialiste ; il n’en constitue pas pour autant l’origine, qui est matérielle et objective. La « nature » d’un régime (démocratique, parlementaire, autocratique, etc.) n’est pas non plus le facteur décisif. Beaucoup de bavardages s’attardent sur la nature autoritaire du régime russe pour expliquer l’invasion de l’Ukraine, comme si les pays démocratiques que sont les USA, la France et la Grande-Bretagne n’avaient jamais envahi personne !
Deuxièmement, le trait principal de l’impérialisme n’est pas la domination des faibles par les forts, mais la rivalité entre les puissances impérialistes. Ce point est important à la fois dans l’analyse (que nous avons tenté de démontrer ci-dessus) et dans notre réaction politique. Gilbert Achcar, par exemple, réduit l’impérialisme à une série d’invasions de pays faibles par des pays plus forts, sans lien particulier entre elles (il est loin d’être le seul à penser de la sorte). C’est ce qui lui permet d’affirmer que :
« Le sort de l’invasion de l’Ukraine par la Russie déterminera la propension de tous les autres pays à l’agression. Si elle échoue à son tour, l’effet sur toutes les puissances mondiales et régionales sera celui d’une forte dissuasion. Si elle réussit […], l’effet sera un glissement majeur de la situation mondiale vers la loi de la jungle sans retenue, enhardissant l’impérialisme des États-Unis lui-même et ses alliés à poursuivre leur propre comportement agressif. »7https://alencontre.org/laune/memorandum-sur-une-position-anti-imperialiste-radicale-concernant-la-guerre-en-ukraine.html
L’affirmation fantaisiste selon laquelle l’échec d’une aventure impérialiste aurait un effet dissuasif sur toutes les autres puissances ne résiste pas au moindre examen des faits tels qu’ils se sont déroulés dans le monde réel. L’échec de la France en Indochine n’a pas dissuadé les USA d’envahir le Vietnam ; leur propre échec n’a pas empêché l’URSS d’envahir l’Afghanistan dans la foulée, pour un échec plus retentissant encore. Les occupations catastrophique par les USA de l’Afghanistan et de l’Irak, que Achcar prend en exemple, sont loin d’avoir dissuadé les autres puissances : dans la foulée, Israël a lancé une guerre contre le Liban, la Russie a profité de l’embourbement des USA au Moyen-Orient pour envahir la Géorgie en 2008, l’Iran, la Turquie, Israël, la Russie et les USA eux-mêmes sont intervenus en Syrie, l’Arabie saoudite a envahi le Yémen, sans compter les nombreuses interventions de l’armée française sur le continent africain.
Si l’on comprend l’impérialisme comme un système de rivalités entre différentes puissances, et non comme une série d’aventures aléatoires, alors il devient tout à fait logique que l’échec d’une puissance impérialiste puisse avoir pour effet d’encourager d’autres puissances à s’engouffrer dans la brèche, à profiter de l’occasion pour faire avancer leurs pions.
Pas un ou une anti-impérialiste digne de ce nom ne souhaiterait pour autant autre chose qu’un échec de l’impérialisme russe en Ukraine. Mais la question fondamentale est de quel échec parlons-nous ? Il existe, en fin de compte, deux possibilités : ou bien l’échec est le fait d’une intervention (directe ou indirecte) de puissances impérialistes rivales de la Russie (avec le peuple ukrainien comme chair à canon), ou bien l’échec de la classe dirigeante russe est le résultat d’un soulèvement populaire contre la guerre.
La gauche est malheureusement en grande partie montée dans le train en marche de l’impérialisme rival ; en soutenant les sanctions contre la Russie (qui sont, comme toute l’histoire des sanctions internationales le démontrent, des sanctions contre le peuple russe, des sanctions qui vont renforcer la mainmise économique et politique de la classe dirigeante russe sur son peuple), en soutenant les livraisons d’armes par l’Otan, on se range derrière la classe dirigeante ukrainienne qui, apeurée par l’impérialisme russe, s’est livrée à un impérialisme rival.
Face à la Première Guerre mondiale, les bolcheviks agitèrent avec succès le mot d’ordre de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Une politique qui aboutit à la révolution et contribua à mettre fin à la guerre. Cette possibilité peut aujourd’hui sembler utopique et lointaine.
Pourtant, envers et contre tout, et malgré la faiblesse de l’agitation politique, une telle possibilité existe réellement : depuis le premier jour de l’invasion, les soldats de l’armée russe montrent peu d’enthousiasme pour la guerre. L’État russe a tellement peur des désertions qu’il n’a toujours pas déclaré de mobilisation générale de sa population ; de nombreuses désertions ou refus de combattre ont été rapportés. Des soldats auraient même exécuté leur propre commandant dans au moins un cas identifié. Des unités formées de minorités ethniques russes et placées dans les zones les plus dangereuses du front ont protesté. Le fait même que l’État russe se sente obligé d’appliquer une censure impitoyable pour arrêter l’expression du sentiment antiguerre prouve que celui-ci existe réellement. De leur côté, des syndicalistes biélorusses ont revendiqué plusieurs actes de sabotage sur le réseau ferré qui sert l’armée russe.
Tous ces faits peuvent sembler isolés et anecdotiques à celles et ceux qui ne voient pas la possibilité d’un soulèvement contre la guerre, d’une fraternisation entre les Ukrainien·nes et les Russes contre cette guerre qui leur est imposée par l’État russe, comme une issue possible du conflit. Pour les révolutionnaires, au contraire, ces faits constituent la preuve irréfutable qu’une politique visant à transformer la guerre impérialiste en guerre de classe est possible. C’est même la seule alternative réaliste à un affrontement Otan-Russie sur la terre ukrainienne.
Pour la gauche occidentale, encourager cette possibilité signifie avant tout couper l’herbe sous les pieds de nos impérialistes, de notre classe dirigeante. En affirmant haut et fort qu’aucun alignement avec notre classe dirigeante n’est possible, en refusant les sanctions qui touchent le peuple russe, en refusant l’augmentation des budgets militaires, on lui enverrait un message clair : il est possible de s’unir par en bas contre cette guerre imposée par en haut.
Conclusion
Le pacifisme abstrait est tout à fait vain ; espérer que la guerre s’arrêtera par elle-même, et surtout que de nouvelles guerres ne seront pas déclenchées, reviendrait à exorciser les démons du capitalisme par des incantations magiques.
Il faut tout d’abord reconnaître la nature objective de la guerre impérialiste sous le capitalisme. Que derrière la façade des volontés subjectives des cliques dirigeantes, des idéologies fumeuses, qu’elles soient nationalistes ou pseudo-démocratiques, se jouent des tendances objectives, matérielles, qui sont intimement liées aux rivalités capitalistes. Espérer que celles-ci pourront s’émousser en changeant de discours ou de dirigeants est totalement utopique. Sous le capitalisme, les accords d’hier ne sont que les préparations des guerres de demain. La guerre n’est pas une tumeur accrochée au corps sain du capitalisme ; au contraire, la guerre impérialiste est la plus extrême expression de l’essence concurrentielle du capitalisme.
La guerre qui déchire l’Ukraine n’est qu’une répétition à petite échelle de ce que nous réservent les rivalités impérialistes dans les années à venir. Le slogan de la transformation des guerres impérialistes en guerres civiles sera d’actualité car les conditions objectives nous l’imposeront.
Attendre sagement le silence des armes et refuser de sortir les marrons révolutionnaires du feu de l’impérialisme reviendrait finalement à abandonner le destin de l’humanité à telle ou telle classe dirigeante. L’histoire joue cartes sur table et nous donne deux issues à la crise que traverse l’humanité : guerre impérialiste ou guerre de classe ?
Jad Bouharoun
Notes
↑1 | https://www.marxists.org/archive/bukharin/works/1917/imperial/10.htm |
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↑2 | https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp9.htm |
↑3 | http://isj.org.uk/eurasian-faultline/ |
↑4 | La Russie étant principalement réduite à une source de matières premières pour le marché mondial avec une industrie relativement faible. Pour donner un ordre de grandeur, le PIB de la Russie équivaut à moins de la moitié de celui de l’Allemagne, et le PIB par habitant·e de la France est 4 fois plus important que celui de la Russie. |
↑5 | https://www.ft.com/content/a1a242c3-9000-454d-bec7-c49077b2cc6c |
↑6 | Pour donner une idée, le budget militaire de la Russie en 2019 était 5 fois moins important que le budget militaire des pays européens de l’Otan sans compter les États-Unis. Si l’on inclut le budget militaire des USA, le rapport est de 1 à 15. |
↑7 | https://alencontre.org/laune/memorandum-sur-une-position-anti-imperialiste-radicale-concernant-la-guerre-en-ukraine.html |