Sur l’islamisme : Lutter contre les analyses racistes

Les Cahiers d’A2C #14 – SEPTEMBRE 2024

Un an après l’offensive de la résistance palestinienne du 7 octobre et après un an de génocide se généralisant partout en Palestine, il nous semble utile de retranscrire ici une introduction de Denis Godard à une discussion d’A2C Région Parisienne du 27 octobre 2023. Cette analyse, polémique, est un élément de débat à poursuivre et creuser. 

Cela nous semble important pour au moins deux raisons.

D’abord parce que la qualification des courants islamistes en général comme terroristes, obscurantistes – voire fascistes – fait partie de l’arsenal servant à légitimer aussi bien l’impérialisme, le sionisme que le racisme. Autour de l’anniversaire du 7 octobre, dans un climat marqué par le développement du fascisme et du racisme, il est plus important que jamais de résister à cette offensive.

Ensuite parce que, ces qualifications, reprises au sein de la gauche, ont comme double conséquence de paralyser le développement d’un mouvement de solidarité inconditionnelle avec la résistance palestinienne et celui d’une alternative révolutionnaire. 


Il faut d’emblée différencier l’islamisme de l’Islam. Les islamismes sont des courants politiques. Si la religion – pas seulement l’islam – a toujours eu une importance dans le champ politique, les courants islamistes ont pour objectif de transformer les sociétés. 

Un phénomène moderne

Jam al-Din al-Afghani

Jamal al-Din al-Afghani est considéré comme l’un des premiers théoriciens de ce qu’on appelle aujourd’hui l’islam politique ou l’islamisme. Il naît en Perse en 1838, parcourt de nombreuses régions du monde et passe la majeure partie de son existence en Afghanistan. 

Ses réflexions sont des réponses à un débat qui secoue le monde intellectuel des pays musulmans à la fin du XIXe siècle. Comment l’occident a-t-il pu dominer les sociétés musulmanes, économiquement, militairement, politiquement et parfois même les coloniser directement ?

Une partie de sa réponse est que ces sociétés se sont affaiblies parce qu’elles se sont éloignées des valeurs fondamentales de l’islam originel. Mais cela se combine aussi avec un questionnement sur la science. Les intellectuels musulmans de l’époque se demandent pourquoi c’est l’Europe qui a développé la science (et la technologie) alors que l’islam fondait une culture a priori mieux armée pour favoriser son développement.

C’est ce qui conduit Afghani à défendre le projet de régénérer les sociétés sur la base d’un retour aux valeurs originelles de l’islam.

Dès son origine l’islamisme est donc un courant moderne. Il se développe sous l’impact des transformations induites par la domination de l’Europe et les bouleversements sociaux générés par le développement du capitalisme. Il est une tentative de comprendre ces transformations et de lutter pour concilier la lutte contre la domination impérialiste et le développement d’une société plus juste.

Vers des organisations politiques

Afghani n’est pas le seul. Il participe à une effervescence intellectuelle. Lui-même voyage beaucoup non seulement en Perse, en Afghanistan, en Inde mais aussi à Londres, à Paris. 

Produit de ces débats, le développement d’organisations islamistes est encore plus récent. Les Frères Musulmans naissent au Caire en 1928. En Inde se développent des associations et fraternités. Un autre des théoriciens reconnus de l’Islam politique, Sayyid Maududi, qui se définit comme un réformiste musulman, crée un parti, le Jamaat-e-islami, à Lahore en 1941. À Gaza, la branche des Frères Musulmans se crée en 1946 juste avant la création de l’Etat d’Israël. 

L’ensemble de ces courants islamistes de la première moitié du XXe siècle partagent ces deux objectifs : réorganiser les sociétés sur la base des principes des premiers temps de l’Islam, et résister au colonialisme et à l’expansion de l’impérialisme dans les régions du monde musulman.

L’essor de la fin des années 70

C’est cependant à la fin des années 70 et dans les années 80 et 90 que les courants islamistes connaissent un développement de masse.

On rappellera ici des dates charnière avec l’année 1979 qui est celle de la révolution en Iran. La consolidation du régime autour de Khomeiny se fait au travers d’un processus complexe avec, au départ, l’émergence de nombreux conseils ouvriers et des alliances puis conflits entre de nombreux courants, un courant autour du clergé chiite et de Khomeiny, un parti communiste iranien alors très fort, des courants liés à la bourgeoisie libérale, des courants guérilléristes, les uns maoïstes (Fedayins) et les autres « islamistes de gauche » (Moudjahidins).

L’année 1979 est aussi celle du début de la guerre en Afghanistan contre l’occupation soviétique.

En Algérie, au début des années 1990, le FIS (Front islamique du salut) gagne le premier tour d’élections législatives lors du processus sans doute le plus « démocratique » de l’histoire du pays. Il y a un coup d’Etat militaire pour empêcher les islamistes d’arriver au pouvoir. Coup d’Etat qui sera soutenu par l’ensemble de la gauche algérienne et française. 

Le tournant idéologique des années 1990

En France, le développement de l’islamophobie, de ce que Vincent Geisser nommera « la nouvelle islamophobie » commence dès les années 1980 sous Mitterrand au moment de son tournant vers l’austérité pour dénoncer les grèves dans l’automobile impliquant massivement des travailleurs immigrés.

Mais il y a un tournant idéologique au début des années 1990 permettant de comprendre la vision dominante occidentale sur l’islamisme.

Deux théories vont structurer l’idéologie dominante. 

La première, est développée dans un article en 1989 et donnera lieu à un livre en 1992. Il s’agit de La Fin de l’Histoire par Francis Fukuyama. Pour lui la chute de l’URSS signifie le triomphe du capitalisme libéral sans contestation ni alternative possible. L’horizon historique est désormais borné par le capitalisme. 

La seconde est développée par un intellectuel proche des milieux conservateurs états-uniens, Samuel Huntington, au travers d’un article en 1993 puis d’un livre en 1996 Le Choc des Civilisations. Il s’oppose, en partie, à Fukuyama, en disant qu’il n’y a pas de fin de l’histoire. Simplement le nouveau conflit structurant n’est plus entre capitalisme et communisme. Le combat sera entre la civilisation occidentale – démocratique et libérale – et la civilisation musulmane – barbare. 

Dans les pays dominants c’est en ces termes que va être abordée la question du développement de l’islamisme. Soit défendre la démocratie assimilée au capitalisme libéral. Soit la barbarie identifiée aux pays du sud, à l’islam, etc.

La gauche paralysée

Ces analyses qui vont dominer, notamment dans le champ médiatique, vont contaminer la gauche. D’autant plus que, pour l’essentiel, même dans les courants opposés au stalinisme, la gauche analyse la chute de l’URSS comme un recul et une victoire du capitalisme.

Au pire cela se traduira, face à l’essor de l’islamisme par un soutien de fait à « la démocratie », soit-elle celle de l’impérialisme et du capitalisme libéral. Au mieux par une paralysie face aux situations qui se développent. Pour ne prendre que l’exemple de la révolution égyptienne en 2011, il n’y a eu aucune mobilisation, en France, de soutien aux révolutionnaires égyptiens. Parce qu’en Egypte la force politique dominante ce sont les Frères musulmans.

Il y a en réalité une alternative à ces analyses.

Les conflits qui se développent alors, au niveau global ou dans chaque société, sont le produit d’une crise du système qui développe toutes ses contradictions internes. C’est à l’intérieur de ces conflits qu’il peut y avoir des mobilisations au sein desquels les idées peuvent se mettre à changer. Ces conflits impliquent toutes les couches sociales et c’est à l’intérieur de ces conflits, des antagonismes qu’ils révèlent qu’une lutte doit être menée sur les stratégies à mettre en œuvre, les perspectives politiques à développer.

L’essor de l’islamisme, conséquence de l’échec de la gauche nationaliste arabe

Contre toute vision essentialiste et figée, il faut comprendre le développement des forces islamistes dans le dernier quart du XXème comme une conséquence de l’échec d’autres forces, d’autres courants politiques qui avaient été identifiés à la lutte pour le progrès, pour la transformation de la société, contre l’impérialisme et le colonialisme.

Dans les années 60 et 70, les courants dominants dans les pays du sud étaient différentes variantes du nationalisme et des luttes de libération nationale, beaucoup plus acceptables pour la gauche parce que ces courants étaient perçus comme laïques. Des partis de gauche, parfois très importants existaient, partis communistes staliniens ou courants maoïstes.

Un révolutionnaire américain, qui est allé en Afghanistan dans les années 70, a ainsi décrit comment les communistes étaient alors dominants dans les villes. A tel point qu’en 1978, le Parti Communiste parvient à s’emparer du pouvoir. Il prône une législation féministe, une réforme agraire et des progrès sociaux. Mais faute d’implantation dans les campagnes il va chercher à imposer ces transformations par la force. Il va seulement réussir à souder, dans l’opposition à son pouvoir, les paysans pauvres et les propriétaires terriens opposés à la réforme agraire. Pour « rétablir l’ordre » et garantir l’influence à ses frontières, c’est l’armée russe qui prend la relève. On comprend pourquoi ce sont les courants islamistes qui ont dominé la résistance, d’abord à l’impérialisme soviétique puis à l’occupation américaine. 

En Palestine le Fatah Palestinien est créé en 1959 par Yasser Arafat et des jeunes, membres des Frères Musulmans. Ceux-ci ne rompent pas avec l’idéologie des Frères Musulmans mais avec sa stratégie. A ce moment-là la stratégie des Frères Musulmans en Palestine consiste à s’implanter sans s’affronter directement ni à l’administration en place (en 1959 Gaza est administrée par le pouvoir égyptien) ni à Israël. Le Fatah, alliance du nationalisme arabe et d’une gauche marxisante (le FPLP), prône l’affrontement armé. Il va être écrasé par Israël en 1973 alors que les Frères Musulmans continuent de se développer en refusant toute confrontation directe avec l’Etat d’Israël qui a repris l’administration de Gaza.

Le Hamas est créé en 1987 au moment où les Frères Musulmans rompent avec leur stratégie préalable. Sous l’influence notamment d’un soulèvement de masse, la première intifada, la révolte des pierres de la jeunesse palestinienne, à Gaza et en Cisjordanie. Le dirigeant des Frères Musulmans, Cheikh Yassine, crée le Hamas comme mouvement de libération nationale (ce qui est la signification de son nom).

La conciliation de classes, contradiction commune au nationalisme arabe et à l’islamisme 

Qu’est-ce qui permet aux islamistes d’occuper la place laissée vacante par les échecs du nationalisme arabe et de la gauche ?

La première raison c’est ce que le projet national partage avec l’islamisme la capacité de fédérer des couches sociales aux intérêts différents.

Les résistances au colonialisme se sont construites au XXème siècle dans une sorte de symétrie avec les puissances impérialistes qui étaient des Etats-nations. Pour combattre les puissances impérialistes il fallait créer une identité nationale. Par exemple, lorsque le FLN algérien se crée, de nombreux débats émergent pour définir une identité nationale algérienne donnant sens à la lutte commune de libération nationale. La conclusion de ces débats internes au FLN c’est la définition d’une identité algérienne, « arabo-musulmane ». Ce sera d’ailleurs le ferment de conflits ultérieurs, jusqu’à aujourd’hui. Parce qu’une composante importante de la lutte sont les Kabyles, des berbères, ni arabes ni musulmans. 

La construction de la Nation prétend faire coexister les intérêts tant d’une fraction de la bourgeoisie nationale qui veut prendre la place de la bourgeoisie coloniale – pour exploiter à sa place « ses » travailleurs, de la petite bourgeoisie opprimée et mise en danger par le type de développement imposé par l’impérialisme que des ouvriers et paysans. L’idéologie nationale rassemble toutes ces couches pour lutter contre ce qui est identifié comme la racine de tous les problèmes, la domination impérialiste et coloniale, la domination étrangère.

Mais les régimes issus, sur cette base, des indépendances, ne vont pas régler les problèmes de fond. Les luttes qui se développent s’affrontent à la fois aux régimes en place et à la domination étrangère qui perdure sous de nouvelles formes. Le nationalisme, tel qu’il était conçu ne sert plus de ciment.

Sans s’attaquer au capitalisme 

La deuxième raison à la capacité de l’islamisme à occuper sa place vient du fait qu’il semble offrir, comme à la fin du XIXème siècle, une alternative au nationalisme sans rompre avec ses prémisses. C’est-à-dire sans rompre avec le capitalisme.

L’articulation entre la lutte contre les régimes en place et la domination étrangère c’est l’islam comme ferment d’une culture commune, de valeurs partagées. Elle permet de dénoncer les dirigeants en place (et d’expliquer leur échec) comme dirigeants qui ont trahi les valeurs de l’islam, qui ont adopté les valeurs occidentales. Et qui se sont donc compromis, ont été corrompus par ces valeurs.

Dans Le Prophète et le Prolétariat, Chris Harman analyse ainsi comment l’islamisme a pu fédérer différentes classes sociales. Il attire les anciennes classes dirigeantes (propriétaire terriens, commerce…) marginalisées par le développement capitaliste tel qu’il est imposé par les régimes issus des indépendances, de nouvelles fractions des classes dirigeantes qui entrent en conflit avec l’Etat dirigiste, la petite bourgeoisie traditionnelle très liée au clergé religieux et les pauvres des villes, anciens paysans chassés des campagnes par les réformes agraires. La dernière couche sociale, très importante dans le cas de l’islamisme, ce sont les étudiants et étudiantes sans débouchés à la hauteur de leurs diplômes.

L’unité de couches sociales aux intérêts divergents voire antagoniste est basée sur la régénération des valeurs de l’islam comme projet politique de transformation sociale et d’opposition à l’impérialisme.

Oscillations entre imposition des « valeurs » et lutte contre le pouvoir

Elle va conduire à une oscillation permanente chez ces courants entre la conciliation avec les pouvoirs en place et l’opposition frontale et parfois armée avec ceux-ci. Ces deux pôles peuvent se cristalliser en des courants différents (et en conflit) ou parfois se succéder au sein d’un même mouvement (comme dans le cas du Hamas).

L’autre oscillation/contradiction va se jouer sur l’articulation entre la nécessité de régénérer la société sur la base des valeurs originelles de l’islam et la lutte contre l’impérialisme. Soit l’importance est mise sur la nécessité d’imposer ces valeurs (contre l’impérialisme dit culturel) soit elle est mise sur l’unité contre les oppresseurs dans des luttes communes.

L’accent mise sur l’imposition des valeurs au nom de la lutte contre l’impérialisme culturel peut se traduire par attaquer des femmes parce qu’elles ne portent pas le foulard, attaquer des homos ou des communistes aussi bien que mettre la pression sur les pouvoirs en place pour le faire.

C’est l’analyse des contradictions de classe de l’islamisme qui ont amené Chris Harman à cette conclusion : « avec les islamistes parfois, avec l’Etat jamais ». Lorsque ces contradictions amènent des courants islamistes à combattre les pouvoirs en place, à lutter contre l’Etat et contre l’impérialisme, les révolutionnaires se retrouvent à lutter à leurs côtés. C’était le cas sur la place Tahrir pendant la révolution égyptienne. Nous sommes aussi aux côtés du Hamas dans la lutte contre l’Etat israélien.

Mais c’est en toute indépendance politique parce que nous sommes aussi contre ces courants quand ils attaquent les femmes, les minorités de genre etc. Au nom d’une autre stratégie, celle de l’unité et de l’autonomie de classe.

Denis Godard, Paris 20e